Broderie, féminisme et art décolonial : Ghada Amer en 7 œuvres puissantes

Broderie, féminisme et art décolonial : Ghada Amer en 7 œuvres puissantes

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© Ghada Amer/Christopher Burke Studios ; © Ghada Amer et Ladan S. Naderi

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Par Donnia Ghezlane-Lala

Publié le , modifié le

Qu’elle déconstruise les "fantasmes orientalistes" postcoloniaux ou représente des femmes "affirmant leur plaisir et pouvoir érotique", Ghada Amer livre des œuvres riches de sens.

C’est le Mucem, la chapelle du Centre de la Vieille Charité et le Frac Paca qui se sont chargés d’organiser la première rétrospective en France dédiée à l’artiste Ghada Amer. Dans les deux premiers lieux marseillais cités, elle se déploie jusqu’au 16 avril 2023, de la broderie à la sculpture. L’artiste de 59 ans n’a cessé de créer et militer ; cet événement fait la part belle à ses combats féministes et décoloniaux.

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Connue aujourd’hui pour ses broderies féministes, ses portraits de femmes, ses autoportraits et ses nus pornographiques, l’artiste plasticienne a pourtant été rejetée des cours de peinture lors de ses études à Nice “en raison des faibles chances qu’auraient les femmes de mener avec succès une carrière de peintre”.

C’est après cette exclusion qu’elle a jeté son dévolu sur la broderie, un art assimilé au foyer et à la femme, qu’elle se réapproprie pour faire passer ses messages engagés… et qu’elle a décidé de déménager à New York après que sa nationalité française lui a été refusée. Ce médium, qu’elle avait l’habitude de voir pratiqué par des femmes de sa famille, lui a permis de se faire une place dans le monde de l’art contemporain.

“Ménagères, pin-up et sorcières parcourent son œuvre comme autant de femmes abaissées, objetisées, humiliées ou pourchassées qu’il s’agit de réhabiliter”, relate le Mucem, comme des symboles de lutte. À l’occasion de cette rétrospective, retour sur sept œuvres marquantes de sa carrière.

Ghada Amer, The Turkish Bath, 2008, collection de l’artiste, New York (États-Unis), vue d’exposition au Mucem. (© Donnia Ghezlane-Lala/Konbini)

The Turkish Bath, 2006

Dans The Turkish Bath, Ghada Amer revisite le tableau de Jean-Auguste-Dominique Ingres, Le Bain turc, à une différence près : elle déconstruit son approche orientaliste, coloniale, exotisante et érotisante. Aux “odalisques” des harems, aux “courtisanes indolentes et passives”, “Amer substitue des femmes affirmant leur plaisir et leur pouvoir érotique”, décrit le Mucem.

“Je travaille beaucoup sur la représentation des femmes qui se font plaisir elles-mêmes, qui sont seules et qui n’ont pas besoin d’hommes”, disait-elle à l’AFP lors d’une visite presse au Mucem. Avec ces corps nus de femmes qui renversent les dynamiques traditionnelles et le rapport de force, l’artiste se réapproprie une histoire de l’art largement dominée par le male gaze et leurs “fantasmes orientalistes” dans une démarche décoloniale.

Selon l’artiste, la nudité ne devrait pas être un tabou, dans aucune culture : “Ma première œuvre à sujet érotique a été le fruit d’une longue réflexion. Je me suis demandé si j’étais prête à mener cette lutte. J’étais un peu effrayée, mais soudain, je me suis sentie prête à me battre. Car je suis certaine qu’on ne peut pas être libre si l’on n’est pas, déjà, maître de son propre corps. C’est une des raisons qui m’ont déterminée à broder des nus”, cite le musée marseillais, le nu était d’ailleurs “la matière préférée” d’Amer à l’école.

Amina’s Revenge, 2022

C’est un hommage à l’activiste tunisienne Amina Sboui que Ghada Amer rend à travers Amina’s Revenge, une œuvre née en écho aux “revendications féministes entendues […] au moment des Printemps arabes”, relate le Mucem. Dans de nombreuses œuvres aux messages cachés sous des couches de fils, l’artiste née au Caire utilise la langue arabe. Toutefois, ici, les mots figurant “derrière les écheveaux de fils” sont ceux d’une autre grande figure féministe : la médecin-psychiatre et écrivaine égyptienne Nawal El Saadawi.

Ghada Amer, Amina’s Revenge, 2022, collection de l’artiste, New York (États-Unis), vue d’exposition au Mucem. (© Donnia Ghezlane-Lala/Konbini)

Nous pouvons lire : [La femme] n’est pas incomplète pour qu’un homme la complète. Elle n’est pas une partie à cacher non plus pour être protégée par un homme. C’est elle qui donne naissance à la moitié de la société et c’est elle qui élève l’autre moitié. L’homme rebelle ou révolutionnaire peut devenir un héros populaire respecté par tout le monde, alors qu’une femme rebelle ou révoltée paraît anormale et manquant de féminité.”

I ♥ Paris, 1991-2022

La série I ♥ Paris signe une riche collaboration entre Ghada Amer et l’artiste iranienne Ladan S. Naderi. Partant du constat que les artistes moyen-orientaux étaient peu représenté·e·s sur la scène excluante parisienne, le duo a décidé “de s’en amuser” en filmant et photographiant leur performance, raconte le Mucem.

I ♥ Paris, 1991, collection de l’artiste, New York (États-Unis). (© Ghada Amer et Ladan S. Naderi)

“Avec une amie, elles revêtent un voile intégral noir et se montrent dans différents lieux artistiques ou touristiques de la capitale. Le tollé suscité par ces apparitions leur fait prendre conscience des représentations stéréotypées et effrayantes que véhicule cet habit en Occident”, explique le cartel d’exposition.

Les deux artistes se réapproprient, dans un registre caricatural et décalé, les “fantasmes orientalistes” que les Occidentaux projettent sur la femme du Proche et Moyen-Orient, notamment depuis les “conquêtes napoléoniennes”. Et pour frapper encore plus fort, elles rapprochent leurs images de quatre cartes postales colorisées de l’époque coloniale, dévoilant des femmes arabes et maghrébines dont les corps sont colonisés, sexualisés et fétichisés.

Lehnert & Landrock, Tunis, carte postale légendée et numérotée “Types d’Orient – 739”, éditée vers 1910, collection Michel Mégnin. (© DR)

Ici, Ghada Amer exprime sa “profonde aversion pour toute sorte de prescription comme celles qui s’expriment à travers les normes vestimentaires, trop souvent réduites à la question du voile”, note Hélia Paukner, co-commissaire de l’exposition. “Pour Ghada Amer, l’essentiel du message, c’est ‘Mon corps, mon choix’, dans le sens d’une liberté de se voiler ou non. Et de se dévoiler ou non. […] L’autre cheval de bataille de Ghada Amer, ce sont les stéréotypes et les amalgames, l’ignorance de l’autre. […] Non, une femme musulmane n’est pas forcément voilée ; non, une femme voilée n’est pas forcément soumise ; non, elle n’est pas non plus synonyme de menace.”

Definitions, 2007

Durant les années 1990, en pleine décennie noire en Algérie et guerre d’Irak, Ghada Amer a jugé bon de rappeler les définitions de certains termes… en langue arabe. Sa série Definitions “interroge le pouvoir des mots à rendre compte du réel”, interprète le Mucem.

À cette époque, le monde occidental poursuivait sa stigmatisation de la région MENA (Middle East and North Africa), à cause des guerres et du terrorisme. “Pour lutter contre les préjugés qui associent la culture arabe et la religion musulmane à une menace”, l’artiste a brodé les définitions de dictionnaires de mots comme “sécurité”, “paix” et “liberté”. L’artiste raconte :

“Quand j’étais en France, toutes mes œuvres étaient en français. Et puis quand je me suis installée aux États-Unis, j’ai fait des œuvres en anglais. Ensuite est venu le Printemps arabe… C’est à ce moment-là que je me suis aperçue que les gens dans le monde arabe étaient beaucoup plus engagés politiquement que je ne le pensais.

Dans les manifestations, j’ai vu des slogans merveilleux et j’ai commencé à tout noter. C’est comme cela que dès 2011, j’ai fait mes premières toiles en arabe. J’ai compris qu’avec cette langue, je pouvais m’adresser à un public qui pourra me lire et me répondre. […]

Je n’ai jamais voulu être exposée en raison de ma nationalité égyptienne, mais aujourd’hui, j’ai accepté mon identité multiculturelle. Ce qui me caractérise, c’est que je cherche à interroger une culture face à l’autre. En effet, chaque culture pense qu’elle a raison. Et c’est en prenant du recul, en parvenant à ‘s’extraire’ de cette culture, que l’on réussit à la comprendre.”

Private Rooms, 1998

Pour Private Rooms, Ghada Amer a étudié des textes fondateurs arabes abordant l’identité féminine. “Que prescrit réellement le Coran aux femmes musulmanes ? C’est de cette question qu’est née l’installation”, détaille le musée marseillais qui lui consacre une rétrospective.

Ghada Amer, Private Rooms, 1998, collection Daskalopoulos, Athènes (Grèce), vue d’exposition au Mucem. (© Donnia Ghezlane-Lala/Konbini)

L’installation en question présente une garde-robe suspendue grâce à des cintres. Ceux-ci portent des tissus typiques des robes arabes. Sur ces tissus figurent des versets du Coran qui parlent des femmes, brisant toutes les idées reçues sur ce qu’en dit la religion.

“Le titre de l’œuvre renvoie aux appartements privés de chacune des épouses du prophète Mahomet”, indique le cartel. “J’ai brodé le texte en français, car c’est dans cette langue que j’en ai la meilleure compréhension, et cela m’importait vraiment de comprendre ce que le Coran dit sur les femmes. L’œuvre doit permettre à chacun de déchiffrer lui-même le Coran et de mieux le connaître, afin de dépasser ses propres préjugés”, a expliqué l’artiste.

Ghada Amer, Private Rooms, 1998, collection Daskalopoulos, Athènes (Grèce), vue d’exposition au Mucem. (© Donnia Ghezlane-Lala/Konbini)

Encyclopedia of Pleasure, 2001

L’Encyclopédie du plaisir, c’est le titre d’un des plus anciens traités érotiques arabes, datant du Xe et XIe siècles, écrit par Abul Hasan Ali ibn Nasr al-Katib. L’œuvre éponyme de Ghada Amer fait directement référence à ce texte. Sur des cartons recouverts de fils dorés sont brodés “des passages sur le plaisir féminin, un sujet qui demeure tabou dans une grande partie du Moyen-Orient”.

Mais en évoquant ce tabou, l’artiste rappelle l’héritage littéraire et érotique des cultures médiévales musulmanes, qu’on a tendance à ignorer aujourd’hui encore. “La femme moderne de culture musulmane doit être relue à la lumière de cet héritage.” Amer a également rendu hommage à un autre héritage ancien : une technique appelée sirma, “d’ordinaire utilisée pour calligraphier des versets coraniques”.

Ghada Amer, Encyclopedia of Pleasure, 2001, collection de l’artiste, New York (États-Unis), vue d’exposition au Mucem. (© Donnia Ghezlane-Lala/Konbini)

À travers cette installation, on retient “une critique virulente des préjugés et des invitations renouvelées à mieux connaître les cultures du Proche et du Moyen-Orient”, analyse Hélia Paukner, co-commissaire de l’exposition. “Il ne s’agit pas d’y développer des points de vue spéculatifs sur l’islam, les prescriptions religieuses, le racisme ou la politique américaine au Moyen-Orient, mais plutôt de montrer les multiples réactions artistiques de Ghada Amer confrontée à ces problématiques à différents moments de sa vie.”

Portrait of Eman-RFGA, 2021-2022

Connue pour ses autoportraits brodés et dessinés depuis 2016, Ghada Amer s’est lancée trois ans plus tard dans une série de portraits intitulée Les Femmes que je connais, qui donne la parole à ses proches : “assistantes, sœurs, cousines, amies”, aux États-Unis où elle vit, en France où elle a vécu et en Égypte où elle est née.

Inspirée par l’art de la mosaïque, l’artiste travaille à partir de photographies de ses modèles vivantes, qui lui partagent leurs revendications, valeurs et combats. Son intention est de les rendre visibles, et c’est donc pour cela qu’elle fait figurer un texte issu de citations choisies lors de leurs rencontres. Pour chaque œuvre créée, bourrée de couleurs et de motifs, le slogan féministe “My body my choice, mon corps mon choix” apparaît. Un féminisme qui se veut intersectionnel au vu des profils diversifiés dépeints.

Ghada Amer, Portrait of Eman-RFGA, 2022, collection de l’artiste, New York (États-Unis). (© Christopher Burke Studios)

La rétrospective Ghada Amer est à visiter au Mucem (fort Saint-Jean, bâtiment Henri Rivière et Jardin des migrations) et à la chapelle du Centre de la Vieille Charité jusqu’au 16 avril 2023.

Konbini arts, partenaire du Mucem.