Le tout dernier film de William Friedkin, L’Affaire de la mutinerie Caine, est une leçon de cinéma

Le tout dernier film de William Friedkin, L’Affaire de la mutinerie Caine, est une leçon de cinéma

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(© Paramount+)

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Par Arthur Cios

Publié le , modifié le

Le réalisateur de L’Exorciste et French Connection nous quitte avec une pépite théâtrale, faussement simple, terriblement moderne et d’une justesse de mise en scène incroyable.

L’Affaire de la mutinerie Caine, c’est quoi ?

Au départ, il y a un livre. Pas n’importe quel livre : le célèbre prix Pulitzer d’Herman Wouk, Ouragan sur le Caine. Sorti en 1952, avec un succès retentissant, il aura d’abord une adaptation filmique avec Humphrey Bogart deux ans plus tard, ainsi que de nombreuses versions théâtrales (dont la première compta Henry Fonda au casting, et la plus récente David Schwimmer), avant de se voir revenir au petit écran, cette fois porté par Robert Altman avec Jeff Daniels. Bref, c’est un monument dans le paysage artistique américain.

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Voir William Friedkin s’attaquer à ce texte, chose qu’il désirait faire depuis longtemps, ne peut qu’attiser la curiosité. D’autant plus que, malheureusement, cela restera à jamais son dernier long puisque le cinéaste est décédé quelques semaines après la fin du tournage.

On est surtout curieux, aussi, parce que le récit est un quasi-huis clos. Lui qui a toujours aimé la grandiloquence, l’extravagance. Son dernier huis clos était la folle histoire d’une femme fragilisée par une relation abusive qui tombe dans les bras d’un déjanté persuadé d’être infesté par des insectes sous la peau — Bug est un film intense et fou. Là, ce n’est pas l’idée, d’autant plus que Friedkin a bossé à la réécriture le récit…

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Au départ, il y a cette histoire de mutinerie. Maryk, un soldat de la marine et premier officier de l’USS Caine (un bateau qui sert à désamorcer des mines sous-marines), qui prend les commandes, estimant que son Capitaine Queeg est “malade” et incompétent. Il passera alors devant la justice, pour que sa décision soit jugée et que les raisons exactes de ce crime soient déterminées.

Dans le bouquin, on voit bien toute la vie du bateau, jusqu’à ce fameux cyclone qui amène Maryk à s’imposer. Dans le premier film aussi. Mais au théâtre, et chez Altman, on ne va s’intéresser qu’au procès. Et c’est à travers les interrogatoires que l’on comprendra ce qu’il s’est passé sur ce bateau. C’est aussi le parti pris de Friedkin — en partie.

Et c’est bien ?

L’une des forces de cette nouvelle version est donc le travail de réécriture fourni par Friedkin. Non seulement il a réussi à ne garder que le procès, mais il a aussi réussi à le moderniser en plaçant le conflit au Moyen-Orient au lieu d’en faire une œuvre de la Seconde Guerre mondiale (et donc en incorporant des questions post-11-Septembre, ce qui a son importance) et en y ajoutant des pointes d’humour. Beaucoup. Ce qui n’est pas spécialement présent dans l’œuvre originale.

Mais surtout, Friedkin ajoute du flou. Dans le bouquin, il est évident. On connaît les faits, on a lu ou vu ce qu’il s’est passé sur le bateau. Ici, ce n’est que par des propos rapportés. Or, Friedkin s’amuse à faire en sorte que les réponses ne soient pas évidentes, que le spectateur se demande non seulement sans cesse si Maryk sera innocenté, mais aussi si mutinerie est justifiée. Plus encore, le cinéaste veut que le public décide.

L’auteur du bouquin était un ancien militaire, marqué par son passé dans la marine. En 1952, les choses étaient un peu plus toutes noires ou toutes blanches qu’aujourd’hui. Là, on saisit, surtout avec sa conclusion remaniée qu’on ne spoilera pas, qu’il y a bon et du moins bon chez chacun.

Sur le fond, ça fonctionne. D’autant plus qu’on ne s’ennuie jamais et que les 105 minutes passent à vitesse grand V, si l’on porte attention au texte parfois pas simple, si l’on rit ou si l’on a une petite larme à l’œil. Pour ça, il faut des dialogues particulièrement bien dictés et joués. Là-dessus, le film impressionne, autant pour Jason Clarke en avocat imposé qui n’a pas envie de défendre Maryk, qu’avec feu Lance Reddick, qui incarne ici le juge, et pour qui ce sera aussi le dernier film. Le voir ici, dans le dernier film de Friedkin, émeut pas mal.

Ajoutez à cela une mise en scène d’une précision folle, alors même que l’on a l’impression, de par le grain d’une caméra numérique HD au rendu particulier, que l’on voit un téléfilm (c’était une production télévisée, conçue comme telle, et qui sortira prochainement sur Paramount+), et vous comprendrez pourquoi ce dernier film est, certes, à part dans la filmographie de son auteur, mais une vraie leçon de cinéma. C’est impressionnant pour un monsieur de 87 ans malade. Impressionnant comme conclusion de carrière, surtout.

On retient quoi ?

L’acteur qui tire son épingle du jeu : Jason Clarke, clairement — mais mention pour Kiefer Sutherland
La principale qualité : son écriture et son casting
Le principal défaut : il faut s’accrocher avec les termes techniques (les sous-titres en anglais n’ont peut-être pas aidé…)
Un film que vous aimerez si vous avez aimé : Douze Hommes en colère de Sidney Lumet, Le Procès Goldman de Cédric Kahn
Ça aurait pu s’appeler : USS Caine
La quote pour résumer le film : “En réadaptant une œuvre importante à sa sauce, William Friedkin délivre ce qui sera un dernier film d’une précision rare, aussi drôle qu’impressionnant, et d’une justesse d’écriture qui prouve qu’il était le maître jusqu’au bout.”

Critique écrite lors de la Mostra de Venise le 5 septembre 2023, mise à jour le 17 janvier 2024.