Le dernier clip de Jay Z, celui de”Moonlight”, est bien plus qu’un simple remake de Friends avec des acteurs noirs. Décryptage de l’une des vidéos les plus engagées du rappeur.
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Sur 6 minutes 24, Jay Z ne rappe qu’une cinquantaine de secondes. Et pour cause : la vidéo de “Moonlight” est bien plus qu’un visuel illustrant le dernier extrait de son album 4:44. Revêtant la forme d’un remake de Friends porté par un casting afro-américain, le clip est en réalité chargé de références politiques dénonçant les discriminations raciales.
Peu après la sortie de la vidéo, nombreux sont les internautes à avoir applaudi cette parodie (faussement humoristique) de l’épisode “The One Where No One’s Ready” de la cultissime série de NBC. Mais si le décor et les dialogues sont identiques à ceux de la sitcom, ce n’est que pour mieux s’en distancer. Et engager par là même une réflexion sur la place accordée aux minorités dans les médias américains.
Friends : un plagiat de la série Living Single ?
Lancée en 1994, l’emblématique série Friends serait largement inspirée de Living Single, une autre sitcom diffusée un an plus tôt sur la chaîne américaine Fox. Racontant les aventures de six amis new-yorkais noirs, elle connaît à l’époque un succès limité. “Impossible de nier les similarités des deux séries”, avait commenté sa productrice Yvette Lee Bowser au Los Angeles Times en 1996. Pour de nombreux commentateurs, Friends constituerait même un cas d’appropriation culturelle. Un point de vue que l’on retrouve dans les paroles de Jay Z : “After all they done stole, for real ?” (“Après tout ce qu’ils nous ont volé, sérieux?“).
This is why Jay Z's moonlight video is so important pic.twitter.com/mHTssv5W4X
— Tamantha (@Tamantha_5) 6 août 2017
Pour reproduire la séquence de Friends, le réalisateur Alan Yang s’est entouré d’un casting prestigieux… et loin d’être anodin. Ainsi, Rachel est interprétée par Issa Rae, héroïne principale de la série Insecure, qui suit les péripéties d’une trentenaire noire à Los Angeles sur fond de problématiques raciales.
Chandler et Joey sont quant à eux respectivement incarnés par Lakeith Stanfield et Lil Rel Howery, deux acteurs qui se sont récemment fait remarquer dans le magistral Get Out. Réalisé par Jordan Peele, ce “thriller social” glaçant (et film le plus rentable du box-office 2017) a bouleversé le paysage du cinéma afro-américain. Il s’est depuis érigé en symbole du malaise ressenti par la communauté noire aux États-Unis.
La La Land vs Moonlight
Après 4 minutes d’une parodie bon enfant de Friends, la vidéo de “Moonlight” change de ton. Sur fond de musique angoissante, Ross (joué par Jerrod Carmichael) prend conscience que toute cette mascarade sonne faux. Il sort du décor et se retrouve loin du studio et de ses projecteurs aveuglants. Une distance physique qui entraîne alors une distance critique, tandis que débute enfin le morceau de Jay Z.
“We stuck in La La Land, Even when we win, we gon’ lose” (“On est coincés dans La La Land, Même quand on gagne, on va perdre”), entonne le rappeur. Une référence au fiasco de la cérémonie des Oscars 2017, durant laquelle un malheureux mélange des enveloppes avait conduit La La Land à être sacré “Meilleur film”… avant que l’erreur ne soit rectifiée et que le prix revienne finalement à son “vrai” vainqueur, Moonlight. En suivant le parcours tumultueux d’un jeune noir homosexuel, ce long-métrage de Barry Jenkins pointe également du doigt les graves problèmes sociaux qu’affronte la communauté noire. Cette victoire au goût de défaite était d’autant plus symbolique qu’elle confrontait deux films radicalement opposés : une comédie musicale aux acteurs exclusivement blancs (alors qu’elle parle de jazz), face à un drame interprété (pour l’immense majorité) par des acteurs issus des minorités américaines.
Surtout, comme le sous-entend la punchline de Jay Z, le cafouillage des Oscars est parvenu à voler la vedette à Moonlight : au lendemain de la cérémonie, la bourde des présentateurs avait eu bien plus d’échos que le film récompensé. De quoi raviver la grogne de nombreuses personnalités afro-américaines (mais pas que) qui avaient boycotté la cérémonie des Oscars 2016, à l’issue de laquelle aucun(e) des nommé(e)s noir(e)s n’avait remporté de prix.
La fin du clip de “Moonlight” est sans ambiguïtés. Seul sur un banc, Jerrod Carmichael contemple avec fatalité l’imposante lune qui le surplombe avec, en fond sonore, la (réelle) bande-son de la victoire de La La Land aux Oscars. Une injustice à laquelle l’acteur assiste, impuissant. Et une énième critique métaphorique, par Jay-Z, de la sous-représentation des noirs dans les médias et le monde artistique.