Miséricorde d’Alain Guiraudie : on a tous besoin d’amour

Miséricorde d’Alain Guiraudie : on a tous besoin d’amour

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(© Les films du Losange)

D’un polar, on se retrouve finalement avec l’une des meilleures comédies de l’année.

Après Viens je t’emmène, Alain Guiraudie plonge à nouveau dans son roman-fleuve Rabalaïre (P.O.L, 2021) pour en faire émerger Miséricorde, son septième long-métrage. Ici, il n’est plus tant question d’attentat que d’une déflagration de tous les personnages que l’on suit – celle du désir.

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Le film s’ouvre sur une longue route, sinueuse, dont on ne connaît pas l’arrivée. Elle revient souvent dans le film : on nous fait prendre des virages, on nous fait faire des détours. On va à droite, puis à gauche, et puis finalement non, on fait marche arrière. Alain Guiraudie nous balade dans ces paysages de l’Aveyron, nous balade dans sa narration, et vient contrarier toutes nos attentes de spectateurs.

Au début, on croit faire irruption dans un drame ordinaire : Jérémie (Félix Kysyl) retourne après plusieurs années dans le petit village où il a longtemps vécu, pour l’enterrement de son ancien patron. Une fois arrivé, il fait face à une communauté endeuillée, elle a perdu un compagnon, et un boulanger. Jérémie retrouve Martine (Catherine Frot) qui lui propose de rester pour une nuit car il a trop bu pour conduire, et on ne sait pas tout à fait pourquoi, il fait le choix de rester chez elle pour une durée indéterminée. Finalement ce décès devient complètement anecdotique. Les rencontres s’enchaînent alors, et les tourments aussi.

Sous les feuilles d’automne qui inondent le petit village, un calme plat règne. On sent néanmoins que tout peut vaciller d’un instant à l’autre. Surtout avec Vincent, le fils de Martine, merveilleusement interprété par Jean-Baptiste Durand. De vieilles tensions entre lui et Jérémie émanent de tous les plans. On ne sait pas s’ils veulent se battre, faire l’amour, les deux. C’est souvent le cas chez Guiraudie : le désir devient obscur, il s’incruste là où on l’attend le moins. Il se porte sur des personnes qui ne pensent même pas pouvoir en être la source.

C’est le cas du fantastique Walter (David Ayala), qui a la sensation qu’on se moque de lui, qu’il ne peut pas être désirable. Certainement qu’on le lui a beaucoup répété, qu’il l’a compris aussi, mais d’un coup il est regardé d’une manière nouvelle, avec envie, et alors on le voit s’ouvrir, s’attendrir. Quitter son emploi d’homme robuste. Et nous aussi on change certainement un peu de regard sur lui. Guiraudie nous invite à laisser nos a priori à l’entrée de la salle, et à plonger, sans présupposés.

Confessions nocturnes

Puis, par un nouveau virage, on entre dans le polar, une disparition, un meurtre, une enquête, mais finalement tout ça n’est à nouveau qu’un prétexte pour faire imploser la narration dramatique, convenue, du deuil à la française avec ses repas de famille et ses phrases chuchotées dans l’obscurité. Et alors, par un tour de passe-passe dont on n’a pas tout à fait saisi la clé, on se retrouve face à l’une des meilleures comédies de l’année. On rit de son étrangeté, on rit de ses personnages hauts en couleur, inattendus, touchants, détestables parfois. On rit de désarmement aussi certainement, parce qu’ils sont rares, les réalisateurs qui font le choix de ne pas répondre aux demandes tyranniques de l’action, des résolutions. Ici, on vogue, on se laisse porter par le vent. Et on a recours à la violence, au désir, aux pulsions, un peu comme ça, par hasard.

Dans Miséricorde, on suit un jeune homme ouvert à tous les possibles, qui n’a pas de but précis, qui ne sait pas tout à fait pourquoi il est là, pourquoi il reste. On n’a pas plus d’informations sur Jérémie que les autres : il habite à Toulouse, est au chômage après avoir travaillé pour une boulangerie industrielle, et voilà. Ce qui va nous intéresser n’est pas moins Jérémie que l’effet qu’il produit sur le village.

Empruntant certainement à Théorème de Pasolini, Guiraudie nous fait assister à une sorte de fable où tous les personnages perdent pied avec leur réalité et n’ont plus qu’un dessein : obtenir l’amour de Jérémie. Peu importe le genre, l’âge, la situation cléricale. Tous les habitants n’existent plus que par, et pour, lui. On n’en sait pas plus sur eux non plus, il n’y a pas d’avant du film. On plonge dans quelque chose de vierge, qui se crée au fil des pastis bus cul sec et des balades en forêt à la chasse aux champignons.

La forêt, comme l’ont été le bois et la plage dans L’Inconnu du lac, est un lieu de rencontres inopinées, de colère enfouie. C’est un lieu où l’on pense aller pour se cacher mais où l’on est finalement à la vue de tous. “On vous a vus”, formule la plus récurrente du film, vient aussi nous parler de la notion d’intimité, et son inéluctable impossibilité dans certains milieux ruraux, et même, on peut le dire dans le cas de ce village, sinistrés. On voit bien que toutes les boutiques sont fermées, que les habitations sont vidées, que globalement on s’ennuie, alors on prend l’action où l’on peut en trouver. Des champignons qui poussent à la mauvaise période questionnent, intriguent. C’est sujet à discussion. Mais l’homosexualité imprégnée dans la majorité des rapports de Jérémie ne l’est pas. Le tabou est ailleurs, il est dans le crime, il est dans l’envie que les gens ont d’aimer le meurtrier et dans les concessions qu’ils sont prêts à faire avec leur conscience pour ne pas avoir à abandonner ce désir qui d’une certaine manière les met enfin en mouvement.

Alain Guiraudie poursuit sa collaboration avec la directrice de la photographie Claire Mathon pour la troisième fois, après L’Inconnu du lac et Rester vertical. Dans ce film, tout semble naturel, on ne questionne quasiment pas la mise en scène tant elle est au bon endroit et accompagne la narration sans jamais prendre le dessus. La nuit est filmée avec une telle lumière, une telle énergie, qu’on l’oublierait presque. Alors que c’est ça aussi, Miséricorde, un film de confessions nocturnes, de déambulations dans la brume, et de portes qui claquent dans le silence. En somme, c’est dense, c’est généreux, pour notre plus grand plaisir.

Miséricorde d’Alain Guiraudie, en salle le 16 octobre 2024.