Depuis dix ans, Kanye West est assurément l’artiste qui divise le plus. Alors que son dernier album The Life Of Pablo vient de sortir, on a essayé de comprendre comment le rappeur entretient, avec agilité, ce malentendu.
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Comment parler de Kanye West ? Les adjectifs ne manquent pas. Ils sont souvent forts, jamais nuancés, toujours bruts, balancés avec un amour aveugle ou une haine contagieuse. Car Kanye West incarne tout ce que l’on peut à la fois louer et détester de l’Amérique.
À ma droite, un aspect clinquant, égocentrique, mégalomaniaque, le sourire aux lèvres, l’envie d’être toujours devant les objectifs, d’avoir un mot à dire dès lors qu’un voyant rouge est allumé. À ma gauche, un producteur brillant devenu l’icône du rap US des années 2010 et, à 38 ans, le père d’une certaine scène hip-hop américaine, de “classe moyenne”.
Kanye West symbolise à lui tout seul l’arrogance crasse comme la confiance créative, deux dimensions qu’on peut raccorder au pays de l’Oncle Sam. Et si c’était voulu ?
Un crétin talentueux
2011. Barack Obama est à la fin de son premier mandat. Lorsqu’on lui demande de départager Kanye West de Jay Z, le président des États-Unis n’hésite pas une seconde : le rappeur de Brooklyn, cette pompe à fric magnifiquement huilée mariée à la popstar Beyoncé, est choisi sans ciller. Celui-dont-on-ne-doit-pas-prononcer-le-nom, natif de Chicago et pas encore en couple avec la star de téléréalité Kim Kardashian, ne mérite que le terme de “jackass” (“crétin”). Un crétin avec du “talent” selon le chef d’État le plus puissant au monde, mais un crétin quand même.
Une réflexion acerbe qui revêt, dans la bouche de Barack Obama, la complexité de la personnalité du compositeur, capable de sortir en 2010 un chef-d’œuvre comme My Beautiful Dark Twisted Fantasy (et de récolter en passant un 10 sur 10 sur Pitchfork) tout en allant piquer une colère de gamin capricieux un an plus tôt aux MTV Music Video Awards.
Au passage, et sans s’en rendre compte au moment des faits, il humilie Taylor Swift, alors une chanteuse de pop-country sans intérêt qui remporte un prix pour un clip plus-mielleux-tu-meurs – face à une Beyoncé, et reconnaissons ici la perspicacité de Kanye, qui envoie du lourd.
Une provocation de la part du rappeur ? Sûrement. Dans un milieu, celui de l’industrie musicale, guidé par des vitrines d’hypocrisie, Kanye convoque l’innocence du gosse turbulent et sûr de son coup. Une bourde ? Rien qu’à voir la tête de Beyoncé, évidement. Le public, lui, le siffle et le hue.
Comme pour mieux tuer ses démons médiatiques qu’il ne peut s’empêcher, bien souvent à ses dépens, de convoquer, le rappeur n’a pas hésité à évoquer cet événement dans son dernier album, The Life of Pablo. Dans le titre “Famous”, il revient sur cet épisode (qu’il regrettera a posteriori sur le plateau du show de Jay Leno, avec une question très malaise de la part du présentateur à propos de sa mère) pour mieux enfoncer le clou.
Dès les premiers couplets, il affirme qu’il a “fait connaître” Taylor Swift, cette “bitch”, depuis son interruption télévisée en 2009. Une manière de prendre du recul sur les sorties qu’on lui a reprochées et de les inclure dans son art. Ce qui n’a pas empêché la chanteuse, lors des derniers Grammy, de prendre au premier degré les paroles du rappeur.
Neuvième titre de The Life of Pablo, même détournement de l’image qu’on se fait de Kanye West. Le rappeur use de la satire pour parler de lui dans un titre appelé… “I Love Kanye” :
“What if Kanye made a song, about Kanye? Called “I Miss The Old Kanye,” man that would be so Kanye; That’s all it was Kanye, we still love Kanye And I love you like Kanye loves Kanye”
Dans un article dédié à la tournée gargantuesque de Watch The Throne, l’écrivain et journaliste américain David Samuels rend compte d’une recette qui lui permet, à nouveau, de détourner la vision que le public a de lui. Ainsi, lorsque le natif de Chicago commence à entonner la chanson “All Of The Lights” au Madison Square Garden… :
“Puis il fronce les sourcils. “Coupez !” hurle-t-il. Murmures dans la foule : s’agit-il d’un raté où cela fait-il partie du spectacle ? L’éclairage ne convient pas à Kanye. “On est à New York, là. Y en a qui ont du mal à payer leur loyer à cause de ce qu’ils ont dépensé pour leur ticket, y en a qui peuvent pas se payer ce dont ils ont besoin parce qu’ils se sont achetés des tickets ce soir… Je veux qu’on allume toutes ces putains de lumières !”.
Des projecteurs éclairent la salle. La chanson recommence sous les vivats de la foule. Cela fait bien partie du spectacle : c’est un clin d’œil au perfectionnisme de Kanye, ainsi qu’aux crises imprévues dont il est capable. En tout, j’assiste à cette scène à neuf reprises aux quatre coins du pays ; à chaque concert, le public adore”.
Le journaliste conclut un peu plus loin :
“Lorsqu’il exige plus de lumière, il met en scène sa propre abnégation, tournant en dérision ce qui fait justement l’intérêt du personnage qu’il s’est créé”.
De l’art d’être compulsif
La même question se pose lorsqu’on jette un oeil à la manière dont Kanye West se sert des réseaux sociaux. Depuis l’annonce de la sortie de son dernier album, l’artiste utilise Twitter de manière compulsive. Des tweets – parfois jusqu’à une vingtaine et avec presque toujours des “!!!!!!!!!!!!” – s’enchaînent en quelques minutes, alertant les médias de son activité soudaine.
En résultent des centaines d’articles dans la presse spécialisée (musique et mode) comme people. En quelques jours, on passe ainsi d’un clash (fictif ?) avec Wiz Khalifa, une confession (fictive ?) financière (53 millions de dollars de dettes) et un appel à ce que des pontes d’Internet (Larry Page de Google comme Mark Zuckerberg de Facebook) lui prêtent de l’argent. Les internautes raffolent de ces échanges soudains, de cette logorrhée en adéquation parfaite avec son caractère supposé, naturel mais surtout épuisant.
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Une technique de communication qui est en réalité vieille de six ans. En juillet 2010, Kanye West fait le tour des bureaux de Facebook, Twitter et même du magazine Rolling Stone pour faire passer un message : terminées les interviews, il communiquera désormais directement avec son public, sans passer par les médias traditionnels. Une façon pour lui de créer l’actualité en toute indépendance et de bousculer la production de l’information.
Depuis 2005 et sa sortie très critique à l’égard de George W. Bush (“George Bush n’en a rien à foutre des Noirs”), quelques jours après l’ouragan Katrina, Kanye West ne se limite plus à parler de musique ou de culture en général. Ses interventions s’élargissent, comme en témoignent ces deux tweets postés récemment : le premier sur le système éducatif américain, le deuxième sur Bill Cosby, un acteur et animateur de 78 ans accusé de viol et d’agressions sexuelles par des dizaines de femmes. Et ça fonctionne, les médias en parlent, du Guardian au Figaro en passant par Voici.
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Cette maîtrise jusqu’au bout des lettres du clavier n’empêche pas les impairs. Comme un certain Christian Bale sur le plateau de Terminator Salvation en 2009, Kanye West est enregistré à son insu sur le plateau du Saturday Night Live au cours du mois de février 2016.
Ça donne une énième sortie arrogante du monsieur :
“Frère, 50%. Stanley Kubrick, l’apôtre Paul, Picasso… ce putain de Picasso et Escobar. J’ai 50% d’influence en plus que n’importe quel autre être humain. Ne jouez pas au con avec moi. Ne jouez pas au con avec moi. Ne jouez pas au con avec moi. 50%, qu’ils soient morts où vifs. 50% et ce pour les mille prochaines années. Stanley Kubrick ouais”.
Ce tirage de couverture culturel et médiatique est harassant sur tous les plans mais bénéfique sur celui de la communication. En d’autres mots, et comme le comprenait le personnage de DiCaprio dans Le Loup de Wall-Street, il n’y a pas de mauvaise publicité. Aussi, les médias participent à cette “surconsommation” de Kanye West et sont devenus responsables de la création d’un monstre surconscient de son attrait médiatique. Un monstre dont l’égo a été “formé” dans les années 80.
La naissance d’un artiste individualiste
Qu’apprend-on sur Kanye West si on revient en arrière ? Son père, Ray West, un ancien Black Panther devenu le premier afro-américain à travailler pour le journal Atlanta Journal-Constitution (en tant que photographe de presse) puis conseiller matrimonial dans une église, semble lui avoir délivré son côté rebelle, délivré de toute inhibition et proche de la religion. Depuis ses trois ans et la séparation de ses parents, le jeune Kanye passe tous les étés chez lui, à Atlanta.
Sa mère, Donda West, est une universitaire, professeure d’anglais à Chicago. Elle est la première femme noire à avoir une chaire à Chicago. Dans un sens, elle illustre son ouverture, à cheval sur les références culturelles et la réussite individuelle. Le jeune Kanye passera d’ailleurs une année en Chine à Nanjing avec sa mère, engagée dans un programme d’échange universitaire.
Et le journaliste David Samuels d’analyser :
“C’est ce qui lui a permis de concilier deux genres de raps, l’un hardcore, et l’autre plus sophistiqué, plus réfléchi, plus intériorisé, style qui s’était développé à partir du début des années 90”.
Son enfance, Kanye West la passe aussi à cheval entre deux localités de Chicago aux différences sociales et culturelles appuyées : le jeune producteur en devenir habite avec sa mère à Blue Island, une banlieue au sud de Chicago prisée par la classe moyenne afro-américaine. Les cours terminés, il traîne avec ses potes Larry et Warren dans le South Side, un endroit peu fréquentable de la windy city.
Un quartier dont il parle dans de nombreux morceaux, dont le récent “Famous”, extrait de The Life Of Pablo, son dernier album, ou encore dans “All Day”, un tube en puissance qu’il mettra en scène avec une flopée d’effets pyrotechniques aux Brit Awards :
“For all my Southside niggas that know me best” [“Famous”, 2016]
“You already know I’m straight from the Chi, all day, nigga South, south, south side! All day, nigga” [All Day”, 2015]
Génération moi, moi et moi
Côté éducation, Kanye West est un enfant de ce que l’écrivain américain Tom Wolfe a appelé “la décennie du moi”. Au cours des années 70, l’Amérique a compris une chose à travers des études psychologiques : pour que ses élèves se révèlent, il faut que les enseignants en attendent des choses positives, les encouragent à être meilleurs afin de leur donner confiance dans leurs capacités.
On pousse alors les chères têtes blondes à prendre des responsabilités, à réussir, à s’impliquer dans la communauté à travers des journaux ou des initiatives extra-scolaires comme des levées de fonds caritatives. C’est dans ce cadre là qu’il est possible d’analyser la confiance extrême du rappeur de Chicago. Elle se confirme lorsqu’on apprend que Kanye West est passé par une école à l’enseignement avant-gardiste : la Polaris School for Individual Education, fondée en 1982, dont les 4 “R” sont la responsabilité, le respect, la débrouillardise et la réactivité, comme l’affirme un article du Chicago Tribune daté de 1994.
Le terme “Individual” est loin d’être anodin : chaque étudiant entretient une relation étroite avec son enseignant. Comme le souligne le magazine Society à travers le témoignage d’une ancienne professeure de sciences, “l’un des postulats était que tous les enfants ont des talents différents, et qu’il faut les encourager dans la voie qui leur convient”.
Dans un article de Slate intitulé “Jeunes : le pessimisme des Français contre l’enthousiasme des Américains”, la journaliste Claire Levenson précise à propos de cette pédagogie d’enseignement :
“De nombreux observateurs pensent que leur société est allée trop loin dans l’encouragement positif, notamment à l’égard de la génération née après 1980. Certains parents n’osent plus contredire leurs enfants de peur de “saper leur confiance en soi”, et certains vont jusqu’à créer des matchs de sport sans vainqueur ni perdant, car il ne faudrait pas que les enfants “soient malheureux d’avoir perdu”.”
30 ans plus tard, Kanye West est soit admiré soit moqué. À six mois des événements qui le verront rabaisser Taylor Swift, la série télévisée South Park s’en prend à ce trop-plein d’assurance du rappeur, à sa mégalomanie et, surtout, son énorme manque d’humour à propos d’une blague à base de “fishsticks” dans le fameux épisode intitulé “Bite au nez de poisson”.
À mille lieues de cette satire, Kanye West peut parfois impressionner. Rick Rubin en a témoigné au Wall-Street Journal. Appelé à la rescousse pour rendre cohérent son sixième album, Yeezus, le producteur raconte :
“C’était le dimanche avant le mardi de la sortie. Kanye venait d’assister à la baby shower de Kim Kardashian. Il avait prévu d’aller à Milan le soir même. Les pistes de voix de cinq morceaux attendaient toujours d’être enregistrées. Trois morceaux n’avaient toujours pas de paroles. Il m’a dit : “Ne t’inquiète pas, je marquerai 40 points dans le dernier quart-temps”.
Et pendant les deux heures qui ont suivi, avant de prendre son avion, c’est exactement ce qu’il a fait : il a terminé d’écrire toutes ses paroles et il les a rappées avec enthousiasme. Un véritable exploit. Il avait une confiance absolue dans sa capacité à finir le boulot le moment venu”.
De génie de la musique à génie de la promo
Pas étonnant que Kanye West n’entre dans aucune case lorsqu’il s’agit de parler de sa musique. Il suffit de revenir sur son travail et les artistes avec lesquels il a travaillés pour comprendre qu’il a en horreur le concept de frontière.
Quelques années après avoir été producteur de l’ombre d’artistes du label Roc-A-Fella Records de Jay Z, alors maître de la carte rap US, Kanye West se lance dans la production de deux albums qui vont devenir des classiques du hip-hop, The College Dropout et Late Registration, en 2004 puis 2005.
Le Chicagoan d’alors force la porte d’un milieu hip-hop qui ne veut pas de lui derrière le micro. Bon producteur mais mauvais rappeur ? Le jeune de 26 ans s’en fout. Il gagne le respect après avoir sorti ces deux opus, dont le premier a coûté près d’un million de dollars et remporté un franc succès critique. Tel un chef d’orchestre, il s’entoure des meilleurs et réalise un sans-faute musical, proposant un hip-hop de haute tenue produit comme un blockbuster.
Il sample avec génie Gil Scot-Heron (“My Way Home”), marche aux côtés de Jésus (“Jesus Walks”), et préfigure, comme Libération le relève, la victoire de Barack Obama aux présidentielles (“Touch The Sky”) alors qu’il évoque à travers les paroles (“the day I die”) un accident de voiture qui lui avait laissé deux ans plus tôt sa mâchoire dans sa gorge. Et le voila qui rappe.
Graduation préfigure l’ouverture musicale de Kanye West. Il devient la “hitmaker”, avec des titres catchy comme “Stronger” sur un sample des Daft Punk (duo français qu’il ne connaissait absolument pas), le pop “Flashing Lights”, l’hommage à Chicago “Homecoming” avec Chris Martin de Coldplay ou encore l’hymne devenu classique “Can’t Tell Me Nothing”.
Nous sommes en 2008 et le voilà parmi les rappeurs les plus influents du game. Il décide alors de changer les rues de la carte hip-hop en y insufflant de nouvelles influences. Cela donnera 808s and Heartbreak, un album qui rend hommage à sa mère, disparue des suites d’une opération de chirurgie esthétique. L’opus est un fabuleux mélange de sonorités électroniques et de rap autotuné, poussant le hip-hop US à sortir des sentiers rebattus depuis les années 90.
My Beautiful Dark Twisted Fantasy approfondit les influences du rappeur avec un album mélangeant les samples, les références aux critiques des médias, le retour vers un hip-hop de puristes et une pop survitaminée. Place à la musique. Quelle qu’elle soit. Rihanna comme Justin Vernon (Bon Iver) et John Legend sont sur le même disque. La production est grandiloquente.
David Samuels écrivait ainsi, poursuivant la métaphore du mélange des genres :
“Kanye est irascible, puéril, a une tendance amnésique, dépressive, et alterne les chansons où il marche avec Jésus, et celles où il n’évoque que marques de luxes et stars du porno.”
Pour sa sortie, Kanye West commande cinq pochettes d’album différentes toutes dessinées par le peintre américain George Condo. En parallèle, il l’intronise telle une œuvre d’art sur… YouTube, via un court métrage léché de 40 minutes :
Progressivement, le rappeur va avoir des positions de plus en plus radicales dans le cadre de la promotion de ses albums, entrainant une plus grande attention de la part des médias et, par conséquent, un plus grand clivage entre ses fans et ses haters.
Ainsi, Yeezus, un “anti-album”, sort en juin 2013 sans aucune promotion ni single. Juste une vidéo, celle de “Black Skinhead”. En lieu et place de la pochette ? Rien. Voilà ce qu’en dit Emily Gonneau, co-fondatrice de l’agence de communication nüagency :
“Kanye West a souvent eu une image de génie musical dont l’histrionisme apparent en agace plus d’un. Qu’il ait décidé d’aller dans le sens contraire des codes et règles liés à une sortie d’album classique pour un artiste de sa notoriété est innovant dans le sens où il pousse le concept de mégalomanie jusqu’au bout.
Et coupe court à tout le brouhaha lié au teasing autour d’une grosse sortie d’album pour canaliser le public vers une approche 100% musicale ce qui est infiniment rafraîchissant, surtout à son niveau. C’est tout à son honneur”.
Et de préciser :
“Si l’on élargit le spectre et que l’on prend en compte le contexte dans lequel devait sortir son album, à savoir la naissance de sa fille, dont la mère a bâti toute sa carrière et sa notoriété sur le buzz media au quotidien, on peut parler d’un réel paradoxe aussi étonnant que détonnant. Less is more, le concept n’est pas nouveau, mais Kanye West l’a parfaitement incarné et a pris tout le monde par surprise”.
The Life of Pablo : le cas d’école ultime
Ce fossé grandissant entre talent et bouffonnerie, amour et haine, attraction et détestation ne s’est jamais fait autant ressentir à l’aube de la sortie de The Life of Pablo. Ce septième opus contient tout de Kanye West.
Musicalement, on ne peut le nier, il est un mashup de ses six premiers albums (“Famous” pour My Beautiful Dark Twisted Fantasy, “Highlights” pour Gradution, “Waves” pour 808s and Heartbreaks “Freestyle 4” pour Yeezus ou encore “No More Parties in LA” pour Late Registration, à titre d’exemples), entre samples oldschool choisis avec soin, titres surproduits avec des pontes du hip-hop (Young Thug, Future ou Chance The Rapper), du r’n’b (Frank Ocean, The Weeknd) et de la pop (Rihanna, encore et toujours là), morceaux expérimentaux dans la droite ligne de Yeezus et l’utilisation d’arrangements gospel. Derrière, l’idée est de créer non seulement une attente, mais une communion autour de l’album. Le rappeur de Chicago en est le pasteur.
Car Kanye West entend en finir avec le concept traditionnel de l’album avec une date de sortie unique . Tout commence par le titre. D’abord So Help Me God (1er mars 2015), Swish (le 3 mai 2015) puis Waves (le 16 janvier 2016) et enfin… TLOP quelques jours plus tard. Des initiales avec lesquelles le rappeur va jouer : il va demander aux internautes de deviner ce qu’elles cachent. En parallèle, il sort une pochette d’album via Twitter, prête à être détournée par Internet. Bingo. Un générateur de mèmes débarque sur la Toile, permettant à quiconque d’avoir sa propre cover de The Life of Pablo.
Le storytelling est en marche et la conversation ne se déroule plus dans l’arène des bacs ou des charts, mais publiquement. Les médias s’appellent YouTube, Twitter, Periscope et… le Madison Square Garden. Steve Jobs en aurait rêvé pour son iPod, Kanye West l’a fait. Il présente le jeudi 11 février, sans col roulé mais avec un gros sweat rouge, The Life of Pablo, avec un jack accroché à son Mac. Une initiative gonflée alors que le format de l’album a été vampirisé par l’explosion du MP3 puis du streaming.
Depuis son passage dans l’arène new-yorkaise, Kanye West est le premier artiste à décrire le processus de production de son album, repoussant à chaque tweet ou leak les limites de sa création. La question que l’on peut se poser est la suivante : qu’est-ce que The Life of Pablo ? Un album de neuf titres diffusés au Madison Square Garden ? Un album de 18 titres commercialisés sur Tidal trois jours plus tard pour la somme (excessive) de 20 dollars avec un fichier “incorrect” ? Ou est-ce encore la version corrigée de l’album disponible sur Tidal ? Rien ne le dit.
Ce que propose Kanye West est la possibilité pour le fan d’entrer dans sa chambre, même si sur la porte il y a une feuille avec écrit “ne pas déranger”. En témoigne le titre “Famous”, quatrième morceau de la version Tidal de The Life Of Pablo. Quelques jours avant sa mise en avant au Madison Square Garden, le rappeur organise une écoute privée avec des amis et de la famille, comme le raconte le New York Times.
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Le lendemain, un Redditor lance un sujet intitulé “Rumeur : Kanye West va se foutre de la gueule de Taylor sur son nouvel album”. À l’intérieur du thread, des précisions avec une partie des paroles :
“I feel like Taylor Swift still owe me sex/ Why? I made that bitch famous”
Deux jours plus tard, Kanye West propose une nouvelle version au Madison Square Garden. Et ça donne une phrase différente :
“I feel like me and Taylor might still have sex
Why? I made that bitch famous (God damn)”
Un changement opéré en deux nuits confirmé par le leak de la version demo de “Famous”, quelques jours plus tard. Même processus pour “Wolves”, dont Kanye West dit, sur Twitter, qu’elle doit être “réparée”.
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À l’origine, la chanson a été diffusée pour la première fois en février 2015 avec Vic Mensa et Sia en featuring. Un an plus tard à New York, les deux collaborateurs vocaux ne sont plus. En lieu et place, le retour de Frank Ocean, disparu des écrans depuis son premier album Channel Orange commercialisé quatre ans plus tôt, en juillet 2012. Encore une fois, nouvelle surprise, nouveau changement.
La chanson “30 Hours”, ajoutée à la version Tidal de l’album, est une mise en abime du concert de Madison Square Garden, Kanye West ayant ajouté les paroles “just did that Madison”, clamant qu’il était encore en train de travailler sur l’album après sa présentation.
Comme pour “Famous”, “Wolves” et “30 Hours”, des versions différentes de “FML”ou “Highlights” fuitent sur la Toile. Elles sont toutes différentes des morceaux dévoilés tant au Madison Square Garden que sur Tidal. Le rappeur semble tendre le fil de The Life of Pablo comme pour mieux raconter les évolutions artistiques et créatives de son opus.
Il y a quatre jours, il annonçait ainsi une collaboration avec Drake et Future :
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Et pas plus tard qu’hier soir, le voilà en train de présenter un nouveau morceau (“Closest Thing To Einstein” ?) dans une boîte de Los Angeles, cette fois-ci en collaboration avec Sampha. Il évoque son attitude sur Twitter comme sa relation tendue avec les médias. Et de préciser, pour rajouter une couche sur son égo :
“Je sais que je suis le plus influent, Cette couverture du Time en était juste la confirmation, Je suis presque le Einstein de cette génération, Mais ne vous en faites pas, tout va bien”
Est-ce que The Life of Pablo sera un jour terminé ? Personne ne le sait. Le disque incarne, encore une fois, tout ce que représente Kanye West : une créativité sans limites, à l’image de son septième album, communiquée à tout va sur les réseaux sociaux et à travers un évènement atypique. Un processus qui divise mais qu’aucun autre artiste que Kanye West n’aurait pu mettre en place.
Entre une confiance démultipliée, des positions artistiques radicales, l’absence de surmoi, la capacité à réagir, sans barrières de langage prédéfinies, à n’importe quel sujet (parfois par pure stratégie de communication, poussée avec The Life of Pablo à son paroxysme), Kanye West divise. Il le sait et s’en sert. Pour mieux régner ?