C’est un des événements du YouTube français de 2022 : le 5 décembre 2022, Maskey sort, après de longs mois d’absence, une vidéo de huit minutes intitulée “Mais où va le rap ?”. Dans un format peu habituel pour le youtubeur, on y croise alors Wejdene, le cinéma de la Nouvelle Vague, un chanteur de raï nommé Chef Funky, et surtout, un dézoom de quelques secondes qui va casser Twitter : après huit années d’anonymat et de recettes avec un bandeau sur les yeux, Maskey a décidé, malgré son patronyme, de dévoiler son visage. Un reveal surprenant et totalement assumé, qui n’est pas forcément la norme dans le milieu. Parmi tous ceux qui parlent de rap sur la plateforme vidéo, de nombreux créateurs de contenu ne montrent en effet pas leur tête, qu’ils soient face caméra avec un masque, ou planqués derrière une voix off. Mais pourquoi ont-ils tous décidé de se masquer ?
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Fous ta cagoule
Si le fait de rester anonyme est loin d’être rare sur YouTube, le phénomène est pourtant particulièrement présent chez ceux qui parlent de rap : que ce soit Le Règlement, Le Chroniqueur Sale, EdenLZ ou Maskey (avant qu’il ne se dévoile fin 2022) on compte presque autant de “gros” vidéastes masqués que démasqués (Amin & Hugo, Le Potager, Viens On Discute). Pour l’expliquer, il faut d’abord tout simplement s’intéresser à l’esthétique du rap ces dernières années : avec le succès de la drill et l’explosion de Freeze Corleone en France, la cagoule est devenue une composante essentielle du rap. Les youtubeurs qui parlent de cette musique vont donc forcément eux aussi adopter ces codes pour mieux ancrer la direction artistique de leur chaîne : “Il y a un effet de mode, c’est de plus en plus cool d’être masqué dans le rap”, constate Le Règlement. “Les rappeurs eux-mêmes se masquent de plus en plus, même ceux dont on connaît le visage comme Freeze Corleone, donc il y a un effet stylistique”. Une tendance qui n’est pas forcément nouvelle, puisque répandue depuis de longues années dans le rap, de MF Doom en passant par Kanye West époque Yeezus en 2012 jusqu’à Siboy ou Kekra en France. “C’est vrai qu’il y a toujours eu ce truc de masque dans le rap, même avant la drill”, constate Yaniss du Rap En Mieux. “En France, je pense à Stupeflip, ou aujourd’hui à la new wave avec quelqu’un comme Luther. Donc forcément ça participe à ça.”
À l’origine, et comme pour beaucoup de gens démarrant dans la vidéo sur Internet, le choix de ne pas se montrer chez les youtubeurs rap est pourtant plus une question de moyens techniques que de mystère ou de DA. Lorsqu’il lance sa chaîne en 2020, Yaniss alias Le Rap En Mieux fait surtout ça pour tuer le temps pendant le confinement. Il commence donc sa chaîne, qui comptabilise aujourd’hui plus de 100 000 abonnés, en parlant en voix off sur des images qu’il monte lui-même. “Quand je décide de me lancer, c’était pendant le confinement, et pour moi, ça allait sûrement être un petit truc éphémère”, se rappelle-t-il. “Donc je n’avais ni le temps ni l’argent pour investir dans du matos vidéo”. Même problématique pour le youtubeur EdenLZ, qui raconte des histoires sur le rap français et américain sur sa chaîne, et qu’on ne voyait pas à ses débuts : “Avoir une bonne caméra, c’est des moyens au début, en vrai. Et ça coûte beaucoup moins cher de faire un bon montage que d’avoir un bon setup technique, donc c’est aussi pour ça”. Pour d’autres pourtant, les motivations vont être un peu plus pensées éditorialement. Youtubeur principal sur le rap en France, Le Règlement (1,11 million d’abonnés) va ainsi réfléchir dès le départ au fait de ne pas se mettre en scène, pour appuyer les propos de ses vidéos. Il se rappelle : “Ce qui était important pour moi, c’était de partager ma passion, et le fond de ce que je racontais. Du coup, pour moi, me mettre en avant, ça allait desservir ça dans le sens où j’ai l’impression que quand on met en avant quelqu’un, les gens vont se focaliser sur la personne et pas forcément sur le sujet”.
Parler librement
Tous pourtant se rejoignent sur une chose : le choix de l’anonymat est aussi lié à la vie privée. La plateforme prenant de plus en plus de poids médiatique ces dernières années, parfois même au même niveau que la télévision (la dernière vidéo de Mastu le prouve), le fait de ne pas se montrer est aussi un moyen de s’éviter de possibles galères à l’avenir. Notamment dans sa vie en dehors d’Internet. Quand il se lance sur YouTube, Le Chroniqueur Sale a par exemple un job à responsabilité qui n’a rien à voir avec la musique. Il rigole : “Je n’avais pas forcément envie que mes collègues, ou encore pire, mes supérieurs, me grillent en train de raconter ma life sur le rap sur YouTube. Ça ne collait pas”. Le Règlement explique, lui, ce choix aussi par souci de tranquillité : “J’avais aussi un taf dans le graphisme à l’époque et j’avais envie de séparer cette activité-là de celle que je faisais sur Internet. C’est un peu contre-productif de vouloir rester discret en ouvrant une chaîne YouTube, mais au final ça me permet aussi de faire un peu la part des choses dans ma vie.” À son niveau, EdenLZ préfère lui aussi séparer autant que possible sa vie sur Internet de sa vie personnelle : “Je n’ai pas de problème avec le regard des gens en soi, mais je suis quelqu’un d’un peu réservé, et ça pourrait me rendre mal à l’aise si des gens commencent à me reconnaître dans la rue, même si c’est cool en soi. Surtout, je n’ai pas envie que quelqu’un vienne me voir un jour où je suis de mauvaise humeur et où je n’ai pas trop envie de parler, pour qu’il se dise ‘mais c’est un connard’. Ce serait dommage.”
Le choix de se masquer sur YouTube chez les chroniqueurs rap n’est pourtant pas uniquement causé par un souci de tranquillité. Notamment chez ceux qui ont décidé de vraiment donner leur avis. En 2017, le média Yard faisait parler de lui en publiant un article au titre évocateur : “Les médias musicaux n’osent plus critiquer les albums de rap français”. Malgré l’énorme succès du genre ces dernières années, les voix qui s’élèvent pour donner une opinion critique sur le rap en France se font en effet de plus en plus rares dans les médias qui traitent de cette musique. Sauf peut-être sur une plateforme : YouTube. Souvent constituée de fans avant tout, très peu liés au départ à l’industrie musicale, c’est sur la plateforme de Google que l’on retrouve ainsi le plus d’avis francs sur les albums qui sortent chaque semaine. “Beaucoup des gens qui parlent de rap sur YouTube sont des auditeurs qui n’ont aucun pied dans le milieu”, explique Le Chroniqueur Sale. “Il n’y a pas de conflit d’intérêts et ils ne risquent pas de croiser les artistes ou les managers. Et surtout, ils ne vivent pas de l’argent des labels, donc le fait qu’ils ne soient pas liés à l’industrie fait que ça permet une plus grosse liberté de ton aussi”. En juin dernier, le youtubeur Le Potager livrait (démasqué pour sa part) une vidéo de 50 minutes pour expliquer pourquoi l’album du S-Crew avait déçu le public en 2022 : sous couvert d’humour – et de quelques punchlines assassines reconnaissons-le – il livrait pourtant dans le fond une vraie analyse critique de l’album. Un contenu beaucoup moins évident à voir dans les médias rap plus établis.
Pour beaucoup de youtubeurs qui prennent ce ton critique, se masquer est alors un moyen de parler librement tout en se protégeant un peu du milieu rap français, à la fois petit et parfois susceptible. Même si ce n’est pas le ton qu’il adopte sur ses vidéos, Le Règlement comprend pourquoi certains font ce choix : “C’est un milieu qui est quand même assez dur, tu peux vite te faire vanner, ce n’est pas forcément la bienveillance qui prône dans le rap. Donc peut-être que c’est une manière de se protéger aussi par exemple d’attaques sur le physique, ou de choses comme ça qui pourraient arriver sur Internet”. Lorsqu’on voit le sort accordé aux détracteurs de Booba, cette discrétion numérique peut se comprendre. Le Chroniqueur Sale est bien placé pour en parler. Depuis 2015 il livre ses avis et analyses sur le rap français en arrondissant le moins possible les angles, tout en gardant un regard critique. “Est-ce qu’être masqué te permet une plus grande liberté de parole ? Je serais un gros mytho si je te disais l’inverse”, s’amuse-t-il avant de raconter une anecdote avec le rappeur B.B Jacques, pour qui il produit des morceaux parallèlement. “Un jour j’en parle avec lui et je lui dis que ça me permet une plus grande liberté de ton. Il m’a alors dit : ‘Mais frérot, tu connais la phrase d’Oscar Wilde : donne un masque à un homme et il dira la vérité !'”.
Le 6 novembre dernier, Le Rap En Mieux sortait une nouvelle vidéo, et pas n’importe laquelle : pour fêter ses 100 000 abonnés, Yaniss prenait la décision après trois années masqué, de montrer son visage. Dès la première minute, on peut alors voir ses potes Le Potager et Viens On Discute enlever sa cagoule dans une mise en scène de film d’action. Une décision prise principalement pour une raison. Le fait de se cacher réduirait considérablement les possibilités créatives lorsque l’on fait des vidéos : “J’ai décidé de me montrer plus plusieurs raisons, mais la principale c’est que ça me bridait trop au niveau de la créativité. Avec la voix off, tu ne peux pas faire grand-chose d’autre que des blagues à l’oral. Là, je peux faire des parodies, des sketchs avec Mario [Roudil, réalisateur, ndlr] au début de mes vidéos. Ça m’élargit vraiment beaucoup le champ des possibles”. Car si la tranquillité est un grand avantage, le fait de se masquer présente aussi ses inconvénients. “Le fait d’être masqué empêche beaucoup de choses”, reconnaît Le Règlement. “Par exemple, je ne fais presque pas d’interviews filmées, je ne vais pas sur les autres chaînes YouTube, donc c’est quelque chose de plutôt ‘négatif’ pour ma chaîne d’une certaine manière. Et Maskey, c’est sûr que montrer son visage l’a débloqué artistiquement. Il peut partager plus de trucs personnels, donc ça a quand même de grands avantages créatifs”.
Le Rap En Mieux, lui, profite de sa liberté : ces derniers mois, il expérimente ainsi des mises en scène et profite du fait de pouvoir être plus expressif dans ses vidéos lorsqu’il parle de ses sujets. Aucun regret donc. Sauf un, parfois. “C’est quand même parfois une contrainte technique de montrer sa tête en vidéo”. Il rit : “Des fois, je suis en train d’enregistrer et je me dis : ‘putain pourquoi j’ai face reveal ?’. Avant, je pouvais sortir mon micro et enregistrer en slip au réveil !”. On ne peut effectivement pas tout avoir.