Si la fermeture du Fabric fait autant de bruit, c’est parce que ce club mythique est emblématique de la perte de vitesse de la vie nocturne d’une ville métamorphosée par des projets de redéveloppement urbain.
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Ce soir, comme tous les samedis, la Charterhouse Street sera envahie par un flot de Londoniens d’humeur festive dont le degré d’ébriété augmentera au fil des heures. Vers onze heures-minuit, pubs, bars et restaurants recracheront sur le trottoir des citadins bien déterminés à prolonger le plaisir de la soirée dans des clubs.
Dans cette cacophonie, le Fabric restera de marbre. Ses portes métalliques n’ouvriront plus jamais pour accueillir jusqu’à 2 500 danseurs enfiévrés et les meilleurs DJ de la capitale. Dans la nuit de mardi à mercredi, le conseil du borough d’Islington a scellé le sort de ce club à la réputation internationale en révoquant sa licence.
1999–2016 : RIP le Fabric
En l’espace de quelques semaines, le Fabric – institution de la scène musicale londonienne – s’est transformé en symbole de la perte de vitesse de la vie culturelle nocturne. Ses portes closes sont désormais recouvertes de cartes de remerciement, tandis que des fleurs séchées, des cadavres de bougies et des paquets de chewing-gum à la menthe gisent sur le sol. Comme un mausolée.
“Repose en paix le Fabric, tu es parti rejoindre aux cieux le grand club [qui réunit] The End, Bagleys, SE1, Turnmills et The Fridge. Merci pour tous ces bons moments et cette musique incroyable”, pouvait-on lire sur l’un des petits mots doux. Sur les réseaux sociaux aussi, les “RIP” pleuvent, comme si une star venait de passer l’arme à gauche. Personnifié, le Fabric est plus qu’un lieu : c’est une icône.
“De nos jours, les subcultures n’ont plus une identité aussi prononcée qu’avant, comme le punk dans les années 1970-80 ou les raves dans les années 1990 par exemple”, déplore un jeune DJ qui n’avait pas encore eu l’opportunité de mixer dans ce club. “Le Fabric offrait cet espace, peu importe ton genre, ta sexualité, ton origine ethnique”.
Une fausse solution à un vrai problème
Si la fermeture du Fabric fait beaucoup de bruit, elle n’est pas franchement surprenante. Il y a deux ans, l’établissement a déjà échappé de peu à cette issue après que quatre clients sous ecstasy ont trouvé la mort dans son enceinte en l’espace de trois ans. Les drames du 26 juin et 6 août dernier ont précipité son destin.
Selon le rapport du conseil d’Islington, le club était “incapable de contrôler” la “culture de la drogue” existante. Lors d’une opération sous couvert, la police a remarqué que les clients consommaient et achetaient de la drogue à proximité de l’entrée du club, a estimé que les fouilles étaient insuffisantes, et a observé des gens “en sueur, les yeux rouges, le regard perdu dans le vide” à l’intérieur du club.
La politique du Fabric concernant les drogues était-elle laxiste ? “C’est la même chose partout !” s’offusque Dave Haslam, DJ basé à Manchester et auteur de l’ouvrage Life After Dark : A History of British Nightclubs and Music Venues (La Vie nocturne : une histoire des boîtes de nuit et des salles de concert britanniques). “Malgré les fouilles, les clients trouveront toujours un moyen de se procurer des drogues.”
Dave Haslam n’est pas le seul à trouver la décision du conseil contre-productive. Sur Facebook, Emily Thornberry, la députée travailliste de cette circonscription, souligne que la fermeture du Fabric, ou d’autres clubs, n’est en rien une réponse à la consommation dangereuse de drogues. Au contraire, cette tendance inquiète les associations qui font de la prévention. “À la place, les gens vont aller à des house parties, des raves underground, qui n’ont pas de licence et n’ont pas de règles en matière de drogue” explique à la BBC Katy MacLeod de l’entreprise sociale Chill Welfare.
Une excuse jugée fallacieuse
“Il existe des centaines de clubs qui ont des problèmes liés à la violence et aux drogues, mais qui restent ouverts”, peste Dave Haslam avant de conclure : “Le Fabric a été visé à cause de sa localisation.” Les internautes n’ont pas tardé à élaborer des théories allant dans ce sens. Pour certains, le Fabric a fermé à cause du projet de relocalisation du Museum of London qui devrait s’installer dans le marché couvert de Smithfield, situé juste en face, d’ici 2021.
Le musée leur répond qu’ils ont toujours eu l’intention de “travailler avec le Fabric et les autres commerces locaux”. Pour d’autres, le conseil d’Islington veut récupérer le bâtiment afin de le vendre à un promoteur immobilier et s’en mettre plein les poches. “Le conseil n’est pas propriétaire et n’a aucun intérêt financier” leur réplique un porte-parole.
L’indignation des partisans du Fabric rappelle la colère des habitués de Madame Jojo, une institution du quartier central de Soho, qui a fermé boutique en novembre 2014. Ce club aux allures de cabaret, tapissé de rideaux en velours rouge et de miroirs Art Deco, a perdu sa licence à cause d’un incident. D’après le rapport de la police, un client a jeté des bouteilles sur les videurs, qui ont répliqué avec des battes de baseball.
Interrogé par le Guardian juste après la fermeture, Marcus Harris, un DJ qui organisait des soirées là bas, s’indignait :
“Le conseil se sert juste de cet incident comme excuse pour révoquer la licence. C’est l’un des derniers endroits qui peut fermer à 3 heures du matin, sept nuits par semaine. Vu comment le quartier change, ils ne veulent clairement plus d’un endroit qui sert de l’alcool et qui ferme tard. Ils veulent faire de Soho un endroit familial, avec des magasins, des restaurants, des théâtres. Les bars ferment à 23 heures et tu es rentré chez toi avant minuit.”
La fermeture du Fabric vient corroborer cette théorie, dit-il aujourd’hui :
“C’est une guerre menée contre la vie culturelle nocturne, des bars aux salles de concert, en passant par les boîtes de nuit. Tout cela est dicté par un groupe de personnes qui ne sont jamais allés en boîte ou qui n’ont pas pris un verre en dehors d’un pub ces 30 dernières années”.
La faute à la “regeneration”
Selon l’ALMR (Association of Licensed Multiple Retailers), presque la moitié des clubs ont fermé au Royaume-Uni ces 10 dernières années (il y en avait 3 144 en 2005 et 1 733 en 2015). À Londres, la liste est longue.
“Ironiquement, Liverpool, Sheffield ou Manchester ont été relativement épargnées. Ce sont des villes où il y a encore des bâtiments vides, des zones désertes. Les nuisances sonores et les promoteurs immobiliers ne sont donc pas un problème, explique Dave Haslam. Dans ces villes du nord, pauvres, la vie nocturne est florissante. À Londres, les boîtes de nuit pâtissent de sa prospérité. Le terrain prend de la valeur, des gens s’installent, les conseils municipaux cherchent des promoteurs immobiliers.”
Ce phénomène a un nom : la “regeneration”. Ces programmes de redéveloppement des zones urbaines ont métamorphosé des pans entiers de la capitale. Le quartier de Kings Cross, par exemple, a bénéficié d’un ravalement de façade qui a commencé il y a une dizaine d’années. Aujourd’hui, des entreprises comme Google et Louis Vuitton siègent à côté de la gare St Pancras, le terminal de l’Eurostar, des restaurants ont poussé comme des champignons et le campus Central Saint Martins qui appartient à l’université des Arts de Londres s’est installé dans un ancien entrepôt.
Difficile d’imaginer qu’à la fin du dernier millénaire des Londoniens faisaient la fête jusqu’au petit matin dans ces anciens bâtiments industriels désormais démolis ou reconvertis. En 2007, Billy Reilly, propriétaire de The Cross, le Bagley’s et The Key, a dû renoncer à ses trois clubs pour laisser la place au neuf.
Le développement des transports, nécessaire pour désengorger la ville, a également fait quelques victimes collatérales, comme le Cable à London Bridge, qui a été mangé par la station de train et de métro en 2013. Dans le futur, la construction d’une nouvelle ligne – le projet Crossrail 2 – pourrait envoyer d’autres boîtes au paradis des clubs.
L’identité de Londres est-elle menacée ?
Le problème, c’est que la regeneration change le visage de la capitale. “Ces clubs sont des symboles de la créativité et de l’énergie d’une ville et montrent à qui elle appartient” résume Dave Haslam. “On a le sentiment que les villes gentrifiées sont envahies par les grosses entreprises, que les gens les bienvenus sont ceux qui ont de l’argent, les investisseurs étrangers. Ça renvoie cette image” déplore-t-il.
Paradoxalement, Londres souhaite stimuler son économie nocturne. En août, le métro a inauguré son service de nuit le week-end qui devrait être étendu à plus de lignes d’ici la fin de l’automne. Le maire Sadiq Khan est également à la recherche d’un “tsar de la nuit” afin de “faire de Londres une ville qui ne dort jamais”. Mais à quoi bon proposer un service de nuit si les clubs ferment les uns après les autres pour être remplacés par des immeubles ?
“Peut-être que nos dirigeants prendront conscience de ce qu’ils ont perdu quand nos centres villes seront aussi morts que les banlieues dès 23 heures et que Londres ressemblera à Genève sur la Tamise” ironise Alex Proud, le gérant du Proud Camden, dans une tribune publiée dans le Telegraph. La capitale britannique en est loin. Mais comme le souligne Dave Haslam, elle n’a plus la réputation qu’elle avait dans les années 1990.
“Aujourd’hui, Amsterdam et Berlin ont pris les devants.”