Loïck Tonnoir, le chef (jeune et libre) qui bouscule la cuisine une assiette à la fois

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Loïck Tonnoir, le chef (jeune et libre) qui bouscule la cuisine une assiette à la fois

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© Adrien “hazembsm” Antoine

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Par Robin Panfili

Publié le , modifié le

Le jeune chef Loïck Tonnoir est l’un des piliers d’une nouvelle génération de cuisiniers, libres et affranchis, qui a appris à jouer avec les règles et à bousculer l’ordre établi.

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Cet article pourrait commencer comme un intitulé d’épreuve de bac de philo : “Qu’est-ce que la liberté ?” Puis, il continuerait en interrogeant les avantages et inconvénients que peuvent offrir la spontanéité, l’affranchissement ou l’indépendance. Enfin, pour démêler le mystère, on pourrait bien s’amuser à débattre pendant des heures, s’écharper, ou simplement gratter des copies doubles comme au lycée.

Non, nous, on a choisi d’aborder le sujet de manière différente, presque baroque, en demandant à un chef de cuisine ce qu’être “libre” signifie vraiment. Après s’être longuement creusé la tête pour trouver l’interlocuteur idéal, on a eu le déclic et la révélation, sous nos radars depuis de longs mois : Loïck Tonnoir, jeune cuisinier et pourtant déjà grand briscard des fourneaux.

© Adrien “hazembsm” Antoine

© Adrien “hazembsm” Antoine

Arrêtons de nous voiler la face : depuis quelques trop longues années, la gastronomie moderne vit une révolution aussi enthousiasmante que frustrante. Parce que, aussi éternelle et prétendument intouchable soit-elle, la cuisine a perdu les pédales en devenant, à une vitesse effrayante, un objet de convoitise, un aimant à opportunisme et un cynique catalyseur de tendances. Alors, au milieu de tout ce boucan, il fallait savoir faire le tri et trouver celui qui saurait nous éclairer sur cette question de “liberté”.

À 34 ans, Loïck Tonnoir est l’un des chefs les plus talentueux de sa génération. Pas seulement grâce à ses fulgurances et à ses assiettes qui attisent la curiosité des mangeurs, l’attention de la presse, et l’appétit des connoisseurs, mais surtout grâce à la richesse de son parcours, de sa trajectoire, et de ce qu’il a bâti, seul, patiemment et minutieusement. Loïck Tonnoir, donc, la trentaine, avance avec une vie déjà bien remplie : quinze années en cuisine, des journées à rallonge qu’on ne compte même plus, des réveils très matinaux à aller se frotter à la pâtisserie et aux mystères du chocolat chez Pierre Marcolini, des aventures en tables étoilées qui le marquent, à Couvert Couvert, dans les Flandres, ou à la Villa Lorraine, une maison emblématique où son père avait lui aussi, plus jeune, enfilé le tablier.

© Adrien “hazembsm” Antoine

© Adrien “hazembsm” Antoine

Rien de tout cela ne relève du hasard. Loïck Tonnoir, né dans une famille de restaurateurs – le papa en cuisine, la maman en salle –, baigne dans ce monde depuis le plus jeune âge. “Dès l’âge de 6 ans, je traînais dans les cuisines du restaurant de mes parents”, se souvient-il. “Le mercredi après-midi, le samedi, le dimanche, j’étais dans leurs pattes à scruter, sentir et observer.” Une enfance peu ordinaire, au tempo des cruels horaires décalés de la restauration, en Belgique ; puis une adolescence à esquiver un parcours scolaire classique, dans le sud de la France, où ses parents étaient venus s’installer pour ouvrir une affaire.

Bon élève, mais peu friand des salles de classe, il entrevoit très tôt son avenir loin des bancs de l’école. “Je voulais faire comme mon père : de la cuisine. C’était une évidence depuis très jeune. Au départ, il n’était pas vraiment enthousiaste à l’idée de me voir prendre ce chemin, mais ça a marché et ma maman m’a emmené visiter des lycées.” Loïck Tonnoir plie alors bagages, débarque en internat, enfile la toque, enchaîne les stages et trouve ses mentors – pour lui, le chef Robert Chéré. Il y met tout son cœur, d’abord du côté de la pâtisserie où il apprend la rigueur et la précision, avant de trouver son salut et son épanouissement dans le salé. “Plutôt que la pâtisserie, c’est la cuisine qui m’attirait. C’est ce qui m’a animé assez vite et ça ne m’a jamais quitté. Je pense que, quelque part, j’étais fait pour ça.”

Il écume alors les restaurants gastronomiques, fait ses gammes, et gravit les échelons avec patience et résilience, avant de trouver, enfin, son espace d’expression. D’abord chez l’emblématique Bouchéry, qui lui apprend la science des assaisonnements audacieux et des goûts tranchés, puis dans des tables qui lui accordent leur confiance et lui confient, progressivement, des responsabilités. “J’étais jeune, mais j’avais la chance de pouvoir commencer à m’exprimer, à créer, à trouver mon chemin et à bâtir mon répertoire.”

À Bruxelles, où il a bâti son nid, il débarque chez Otap, table courue, cool et branchée. À 30 ans, il prend ses marques et parvient à y construire son terrain de jeu. S’il n’aime pas se décrire comme “chef”, c’est tout comme, car c’est ici et à ce moment précis qu’il affirmera sa patte, son ADN et sa vision propre et singulière de la cuisine. C’est ici, aussi, qu’il apprend à assumer ses choix, ses partis pris, et à construire un “menu dégustation” – une étape fondamentale, mais vertigineuse, dans la construction d’un cuisinier.

Après de longs mois à y façonner sa griffe, à expérimenter et à fixer son cap, il décide d’écouter son cœur, sa tête, et ses envies d’ailleurs qui l’amèneront à Marseille pour une mission au restaurant Ippon, repéré par le restaurateur-dénicheur Christophe Juville.

© Adrien “hazembsm” Antoine

© Adrien “hazembsm” Antoine

Mais revenons-en à la “liberté”, et à ce presque sujet de bac de philo, parce qu’après tout, c’est tout ce qui compte dans cette histoire. Comme peu d’autres de son âge, Loïck Tonnoir brille comme un électron libre, comme un élément rare d’une génération de chefs effrontée qui s’est fait une place en forçant les portes, en envoyant balader certains codes éculés. De jeunes chefs abreuvés d’une soif d’indépendance, de lâcher-prise, de rébellion, et de remise en question d’acquis et d’héritages parfois un peu trop poussiéreux. Une génération qui a décidé d’utiliser la cuisine, snobée et longtemps considérée comme une “voie de garage”, comme un porte-voix et un exutoire pour pouvoir enfin s’exprimer et s’émanciper.

“Je n’ai jamais vraiment su me présenter ou me décrire. Je pense que pour comprendre qui je suis, et ce que je suis, il faut venir manger ce que je cuisine. Mes assiettes disent bien plus que ce que je pourrais essayer d’exprimer avec des mots”, confie-t-il, reconnaissant de ce que la cuisine a pu lui apporter. “C’est un véritable aboutissement de pouvoir faire de ta passion un métier, de pouvoir se lever le matin pour cuisiner et, en plus, être payé pour cela.”

Comme les musiciens, les cuisiniers n’aiment pas avoir à décrire leur “genre” ou leur “style” de cuisine. Celle de Loïck Tonnoir est pourtant simple à baliser : brute, tranchée, précise, élégante, iodée, tournée vers la mer, et profondément marquée par ses années d’apprentissage et ses expériences passées. “J’aime jongler avec les goûts, jouer avec les limites. J’aime frôler la saturation. J’aime quand ça goûte. J’aime pousser les assaisonnements, les saveurs, les couleurs. J’aime que ça brille. J’aime les glaçages et les jus francs et corsés”, confie-t-il.

© Adrien “hazembsm” Antoine

Pour donner vie à ses plats, nul besoin de se faire des nœuds au cerveau. Loïck Tonnoir, comme beaucoup de chefs de sa génération épris de liberté – Valentin Raffali ou Zac Gannat, qui sont d’ailleurs (sans grande surprise) ses amis –, cuisine à l’instinct. En puisant dans son répertoire, sa technique et sa mémoire encyclopédique, il compose ses créations spontanément, naturellement. La liberté, alors, amène-t-elle un chef à choisir pour qui cuisiner ? Pour les clients ? Pour plaire ? Pour les on-dit, ou juste pour soi-même ? “Je cuisine car c’est ce que j’aime faire, ça m’habite, et je ne peux pas dissocier le fait de mettre mon âme dans mes assiettes. Je pense évidemment au client, naturellement, mais je pense qu’au fond, je cuisine avant tout pour moi.”

S’il brille comme un jeune chef affranchi, Loïck Tonnoir reste immensément reconnaissant envers ses longues années d’apprentissage et l’héritage de ses aventures passées. C’est ce qui l’amène ainsi, aussi jeune et libre soit-il, à revendiquer et à s’appuyer sur des fondements historiques et éternels de l’art de la nourriture. Parmi ses influences, il cite Alain Chapel, pape de la gastronomie française, reconnaît une addiction incurable à l’une des séries documentaires totémiques de la cuisine française, L’Invention de la cuisine, et une admiration sans limite pour les grands peintres flamands et hollandais.

Au registre des confessions, il avoue aussi trouver refuge auprès d’une vieille vidéo d’une heure où l’on suit le chef Bernard Pacaud, légende de la cuisine derrière le restaurant L’Ambroisie. “Des moments simples, des moments de service, de vie, Ça m’a marqué.” Il peut aussi compter sur une montagne de livres de cuisine anciens, confiés par son père. “Des livres rares et précieux qu’il m’offrait à chaque anniversaire. Des livres que n’importe quel chef rêverait d’avoir”, sourit-il.

© Adrien “hazembsm” Antoine

© Adrien “hazembsm” Antoine

Lors de notre entrevue, on essaie bien de lui faire avouer sa recette ou l’association de goûts dont il est le plus fier, mais rien ne sort, plus ou moins volontairement. Il finit toutefois par nous confier, comme un secret, sa satisfaction d’avoir adopté dans sa cuisine une préparation héritée de son père. Une nage, composée de bouillon et de beurre, qu’il adapte, bouscule et modifie à chaque service. “Je ne sais pas si ce que je reproduis s’appelle véritablement une ‘nage’, mais peu importe, c’est devenu un des piliers de ma cuisine. Une base qui me suit et qui m’accompagne, que je duplique avec de la volaille, des fonds ou des fumets de poisson.”

C’est ce qui a donné naissance à un plat qui – parmi tant d’autres – lui tient particulièrement à cœur : des saint-jacques maturées, langoustines crues, nage au fumet de truite réduit, beurre cuit au galanga, habanero et eau de fleur de sureau. Cela vous paraît compliqué ou farfelu ? C’est normal, c’est l’essence de sa cuisine : unique, brute, élégante et poétique. Colorée et mystique, aussi. Pas étonnant, donc, de l’entendre décrire une recette de tripes ou de ris de veau comme une peinture de Snyders.