Liste de courses ou angoisses existentielles : à quoi pensent les modèles vivantes lorsqu’elles posent nues ?

Liste de courses ou angoisses existentielles : à quoi pensent les modèles vivantes lorsqu’elles posent nues ?

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Par Donnia Ghezlane-Lala

Publié le

Flux de pensées, flux de conscience. Liste de courses ou questions existentielles. Trois modèles, Anaïs Pomeline, Pauline et Gabrielle Rul, nous répondent et se dévoilent.

Cette année, j’ai lu Solitude nue de Pauline Wuth, un roman autobiographique illustré par Charlotte Vellin. Dans ces pages, l’autrice met à nu son flux de conscience au cours d’une séance de dessin. En posant déshabillée, elle se remémore son passé amoureux, sexuel, ses traumatismes, ses amours, ses chagrins, son éducation sentimentale. C’est en lisant ces lignes que je me suis demandé à quoi pensent les modèles vivantes lorsqu’elles posent nues.

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Où vont leurs pensées ? Qu’est-ce qui les traverse ? Pensent-elles à leur liste de courses ou à des souvenirs ? Leur esprit divague-t-il vers des angoisses existentielles ou philosophiques ? Sont-elles émues, vulnérables ou hermétiques ? J’ai donc donné la parole à trois modèles vivantes, toutes âgées entre 28 ans et 33 ans, qui posent à la fois pour des peintres et pour des photographes. Pour cet article choral, elles se sont livrées dans des témoignages vulnérables, abordant leur rapport à leur corps, leurs insécurités et hontes les plus profondes, leurs désirs les plus intimes, jusqu’à leur prise de pouvoir.

Anaïs Pomeline, 33 ans

“Il va de soi que nous sommes vivantes, puisque nous posons. Ce matin, j’ai travaillé avec un photographe qui prépare une exposition de nus. C’est la seconde fois que je travaillais avec lui. Je l’adore : tellement sympa, pas prétentieux pour deux sous alors qu’il photographie des grand·e·s, accomplit une carrière remarquable et me fait me sentir belle et unique. Avec lui, je suis uniquement concentrée durant la prise de vues, concentrée sur mon énergie, ma cage thoracique à faire ressortir, mon regard à densifier, l’équilibre nécessaire pour tenir un pied devant l’autre, les bras derrière la nuque, en tension, perchée sur des aiguilles de 12 centimètres.

J’ai de petits points autour des mamelons, quelques filaments duveteux – disgracieux à mon goût alors qu’on les voit à peine à la loupe – que j’ai commencé à retirer avec obstination durant une période de mal-être il y a quelques années de cela. À présent, si je ne m’acharne pas à la pince à épiler, ils restent sous la peau et me gênent. Et lorsque je les extrais, une marque rouge apparaît, parfois même un point de sang : c’est un complexe contre lequel je ne peux rien. L’anticernes que j’applique parfois pour camoufler les bleus ou rougeurs de jambes est trop foncé pour cette zone. J’y pense régulièrement en posant, de moins en moins, mais toujours : j’ai honte. Ma seule honte véritable, puisque grâce au sport, aux soins corporels et à mon hygiène de vie franchement plutôt très saine, je suis parfaitement à l’aise avec mon corps, sous toutes les coutures.

Lorsque je pose pour des artistes plasticien·ne·s, les poses sont plus longues et ma concentration différente : ce que je préfère, c’est me laisser happer par cet état méditatif, dans une extension, comme un long, très long étirement, une séance de yoga méditative en quelque sorte. Les poses de une à cinq-dix minutes me le permettent. Pour du plus long, je privilégie le confort, et la rêverie éclôt naturellement. Je ne me suis jamais endormie, non sans lutter contre. Je me l’interdis. Trop irrespectueux.

En méditation, je n’aime pas que l’on me parle, je suis concentrée, je me laisse porter et traverser par tout ce qui charge ma conscience à ce moment : un état de désir pour un garçon rencontré quelques jours plus tôt, la clef de la boîte aux lettres qui – eurêka ! – devrait être sous mon oreiller – j’avais oublié –, cette conne d’Anna qui m’a reproché d’avoir nettoyé la douche comme si c’était pour lui donner une leçon de propreté, ou encore mon emploi du temps – putain, j’avais zappé le casting de demain matin, je ne vais pas pouvoir me reposer bien longtemps. Sans oublier la paye du mois : 75 x 4 si on ne m’annule pas la séance prochaine dont deux déclarées… OK pour cette semaine, et il reste des trous encore la semaine à venir.

Lorsque je pose, je suis en travail, en présence. La nudité m’est très naturelle, et mes poses se dessinent naturellement, sans réflexion, en fonction des émotions que m’évoquent les indications d’intention de l’artiste avec lequel je collabore. Parfois, l’artiste est insistant, me complimente beaucoup, et j’ai peur qu’il m’aime comme il ne faudrait pas. J’aimerais que cela cesse, mais tant qu’il n’a pas franchi la limite de la surlourdeur, je pose et je prends mon billet. Ceux qui ont tenté le flirt ne connaissent plus que mon répondeur.

Comme pour l’acting et donc avec un réalisateur, la séduction déplacée est difficile à déceler pour le modèle de l’artiste. Je pense à ces regards en posant : me regarde-t-il/elle sans arrière-pensée ? Dans ce cas, je ne peux me livrer tout à fait. La confiance absolue conditionne et permet la création des plus belles œuvres : Craig Hanna m’a saisie de l’intérieur, je me donne entièrement en posant pour lui, et c’est en frissonnant d’émotion que j’ai découvert ses derniers tableaux issus de notre collaboration.”

Pauline, 28 ans

“Que se passe-t-il dans ma tête quand je pose ? Pour remettre dans le contexte, mon expérience est diverse : j’ai posé environ sept fois pour du dessin, une fois pour de la sculpture, et deux fois pour de la photographie. Cela étalé sur trois ans, et la photo en dernier. La première fois, j’étais terrifiée dans ma tête. Ça peut sembler étrange, mais dans ma vie, je suis plutôt pudique. Alors quand il a fallu enlever mon peignoir pour la première fois… gros stress. Je me demandais ce que je faisais là, pourquoi je n’avais pas trouvé un autre moyen de me faire de l’argent. Comment avais-je pu avoir cette idée ?! Heureusement, la première prof avec qui j’ai fait ça m’a beaucoup mise à l’aise. Et surtout, je me répétais que si c’était compliqué pour moi, pour ses élèves, c’était habituel, que chaque semaine ils avaient un cours de modèle vivant·e, et que je n’étais qu’une partie de tant d’autres.

Et en effet, je ne me suis pas sentie scrutée. Leur regard était un regard artistique. J’ai comparé dans ma tête avec tous ces regards d’hommes dans la rue ou dans la vie – regards que j’ai conscientisés à partir du collège, je pense. Je me suis dit que j’étais plus à l’aise nue face à une quinzaine d’étudiant·e·s qu’habillée face à un seul regard scrutateur que tu n’as pas demandé. Là, mon corps n’était qu’outil d’apprentissage, que courbes, ombres, profondeurs et lignes. J’étais contente de pouvoir montrer une femme avec des poils, que cela ne soit pas source de discussion, que juste ça soit là.

Un moment qui m’a marquée, c’est quand, après avoir posé, je me suis promenée entre les tables, en peignoir, pour regarder les dessins. J’ai eu l’impression à ce moment que c’était eux et elles qui étaient nu·e·s face à moi en me montrant leurs œuvres, leurs dessins. C’était un comble, c’était moi qui venais de passer une heure debout sur une table, dans toutes les positions, face à quinze personnes, et c’était moi la moins gênée de tous·tes ! Cette réflexion, je me la suis faite lors d’une des premières séances. Et ça m’est resté. Je savais que dans ma vie, je restais pudique, à galérer à me changer avec ma serviette dans les vestiaires de la piscine, mais que là, en tant que modèle, j’étais autre.

Mon corps devenait un outil pour les artistes. Je m’amusais, à chercher des positions difficiles à dessiner. J’écoute toujours les conseils des profs, j’essaie de comprendre ce qui est dur, ce qu’ils ont besoin de travailler. ‘Allez, je vais me pencher bien en avant, comme ça, ils vont s’entraîner à faire des courbes.’ Bon, parfois aussi, je surpassais mes capacités. Je dois faire une pose pendant quatre minutes, et au bout d’une, je n’en peux déjà plus. Alors je tiens, je compte dans ma tête les secondes, je me chante une chanson ou je les écoute se plaindre, et le fait que je ne sois pas seule dans ma galère me fait du bien, je me dis qu’on lutte ensemble.

© JJ Ying/Unsplash

Ce n’est que dans ma tête, mais ça me fait du bien. J’ai l’impression de me surpasser, et de toujours chercher de nouveaux mouvements, de nouvelles idées. Parfois aussi, je prends une pose car je veux voir comment ça rend en dessin. Quand je reste les bras en l’air, comme une Madame Muscle, je suis très contente, j’ai hâte de voir le résultat. Et tant pis si j’ai déjà mal aux bras. Je me dis que ça a l’air de rien, ce taf, et en même temps, ça dépend comment on le prend. Et personnellement, j’adore me prendre la tête pendant, ça m’occupe, et j’ai l’impression de ne pas seulement poser, j’assiste à un cours de dessin, je réfléchis aux limites de mon corps, je me pousse toujours plus loin.

Une fois, j’ai vu une élève qu’il me semblait connaître. J’ai réalisé que c’était l’amie d’une étudiante de ma classe. J’ai traversé plusieurs émotions : honte, peur d’être reconnue, maintenant ou plus tard. Puis je me suis dit qu’en fait, au pire, il se passe quoi ? Elle m’aura vue nue, et c’est tout. Et grâce à moi, et à toutes les autres personnes qui posent, les étudiant·e·s apprennent à dessiner, travaillent la perspective ou encore le croquis rapide. On s’en fiche, de mon corps. Puis parfois, ça me fait rire, je réfléchis à ce que font mes ami·e·s à ce moment précis, et qu’iels n’y croiraient pas s’iels me voyaient.

Selon les moments, plein de pensées différentes me viennent. Comme je prends les poses que je veux, je choisis ce que je veux montrer ou non (disons que je ne vais pas faire une pose les jambes écartées, quoi), mais parfois, je vérifie dans ma tête si ma pose n’est pas trop ‘montrante’ pour moi. Une fois, j’étais allongée, je me suis laissée bercer par la musique (cette prof changeait de musique à chaque nouvelle pose), en me disant que je risquais de m’endormir. Heureusement, ce n’est pas arrivé.

En général, pendant la pose, je réfléchis à la suivante, pour ne pas être prise de court quand je dois bouger. Puis quand c’est fait, je pense à ma vie. Ça peut être ce que je vais faire le soir, une chanson que je me chante, ou je me raconte des blagues. Je m’occupe, quoi. Aussi, je les regarde dessiner quand je peux. Il ne faut pas bouger la tête, alors parfois, je la place de manière à pouvoir regarder les dessins. Je compare les styles, les choix artistiques. Je choisis mes dessins préférés, ceux que je prendrai en photo après pour garder une trace. Une amie modèle est déjà tombée dans les pommes, j’ai eu peur que ça m’arrive. Mais non. Plusieurs fois aussi, j’ai craint que mes règles arrivent, que d’un coup, je me retrouve avec du sang qui coule sur ma cuisse. Pareil, c’est une peur, mais ce n’est jamais arrivé.

© Krzysztof Maksimiuk/Unsplash

Plus récemment, j’ai posé pour de la photographie. Dans un sens, je suis contente d’avoir fait ça plus tard, car le regard n’est pas le même. Même si je retrouve la même bienveillance, à la fin, ce n’est pas un dessin, c’est mon corps pour de vrai, avec ma tête dessus. Je trouve ça beaucoup plus intime. En plus, je n’ai pas l’occasion de voir ce qu’ils ont dans leur appareil. Ce n’est que moi qui me montre, pas eux. Aussi, les ateliers de dessin étaient avec de jeunes étudiant·e·s. Là, c’étaient neuf adultes d’au moins 40 ans, et seulement trois femmes. Au début, je ne me suis sentie pas trop à l’aise, surtout qu’il y ait autant d’hommes d’un certain âge. Puis on a commencé, et j’ai retrouvé le regard amical, qui cherche la lumière, le bon angle de vue, et mon corps redevient accessoire. On me laissait libre de ma position, et quand j’avais envie, je pouvais en bouger.

J’étais quand même plus à l’aise avec le regard des femmes. Si j’en voyais une en train de prendre une photo, je restais immobile, je l’attendais pour en changer. Je sentais une plus grande écoute de moi en tant que modèle. Elles partaient de ce que je proposais et elles essayaient de voir comment faire une belle photo à partir de ça. Alors que certains mecs semblaient avoir une idée dans leur tête de ce qu’ils voulaient et ne se souciaient pas de ce que je pouvais proposer. Au niveau de la pose, les photographes se déplaçaient tout autour de moi, alors il fallait faire plus attention à ce que je voulais montrer. Par exemple, une fois, j’ai fait une pose bien de face, mais je ne m’attendais pas à ce que quelqu’un vienne sur le côté. Mais c’est bien, je me suis dit, ça m’apprend à me dire qu’ils peuvent se déplacer partout. J’ai pu profiter d’une séance photo pour une action libératrice.

Suite à une discussion avec un ex, qui m’avait fait beaucoup de mal et à qui j’avais enfin dit ses quatre vérités, j’avais acheté des fleurs, en référence à la chanson de Miley Cyrus, ‘Flowers’ : ‘I can buy myself flowers’. J’ai proposé de les utiliser, et on m’a dit oui. En plus, quand j’ai posé, il s’agissait d’être constamment en mouvement, pour faire des effets de flou. Alors j’étais à fond avec mes fleurs. Je bougeais dans tous les sens, je repensais à cette conversation, je me donnais de la force, je voyais cela comme une manière d’immortaliser ce moment. J’ai même fait une sorte de cérémonie, je me chantais la chanson dans ma tête en dansant. Parfois, je bougeais un bras, pour peut-être avoir les fleurs sans flou.

Aussi, c’était long de bouger tout le temps, plus qu’avec les poses simples. J’avais peur de manquer d’idées, alors je m’inventais des histoires dans ma tête. On m’avait mis un tissu, qui me faisait penser à celui d’un druide, alors je me suis imaginée dans mon antre, à préparer des philtres et des potions. Une fois, on m’a mis une musique, alors j’ai dansé, j’étais ailleurs, juste à écouter la musique et à bouger mon corps dessus. À des moments, je me suis demandé comment rendraient les photos, si j’allais les montrer à mes ami·e·s après ou pas du tout.

Je dirais que le rapport à la photo change des choses. J’ai plus besoin de réfléchir à ce que je veux faire. Mais c’est en posant pour du dessin que j’ai appris mon ‘pouvoir’, mon rôle. Que ce soient des personnes qui dessinent ou qui photographient, le modèle, c’est moi. C’est moi qui choisis la pose, ce que je montre et comment. Je peux avoir plein de choses dans la tête qui vont m’aider à bouger, à me déplacer. Peut-être que ça ne se verra pas au final, mais je suis maîtresse de cela. Je peux choisir des positions qui me tiennent à cœur (comme Madame Muscle) ou qui sont importantes pour moi (comme avec les fleurs). C’est un exercice que je trouve très formateur et libérateur et que j’apprécie beaucoup. J’y trouve souvent un aspect méditatif, concentrée à garder la pose, à ne pas montrer la difficulté. Concentrée à trouver ce que je veux exprimer, ou comment bouger mon corps de manière toujours renouvelée.”

Gabrielle Rul, 28 ans

“Déjà, il y a tout un contexte, cela vient toujours d’une discussion. Je ne suis jamais fermée à l’idée, mais si un artiste me propose du nu pour du nu, sans idée précise, je refuse. Je trouve qu’un corps, c’est assez laid sans mise en scène. Travailler avec un photographe ou un peintre pour le représenter, cela doit partir (et c’est un point de vue personnel) de l’envie de créer une image neuve ou une histoire. Tout cela pour dire que cela se fait dans un cadre professionnel ou artistique. Cela n’a absolument rien de sexuel pour moi. C’est comme de composer une image avec une poupée, le résultat ne m’appartient pas. Ce ne sera pas moi de toute façon, mais une vision.

Dans ces moments-là, je pense dans un premier temps à la pose. Comme un set designer déposerait des éléments dans une scénographie. Une fois qu’elle est prise, mon cerveau divague, je pense à plein de choses, autant à la vie qu’à des choses banales du travail. C’est ce cadre de travail qui me permet de lâcher prise et d’être relaxée. Il me faut être en confiance. Je deviens une partie d’une image mais je ne suis pas un objet. Je respecte les gens avec qui je travaille et je tiens à être respectée en retour.

J’ai tout le temps plein de choses à faire. Une fois que je lâche prise, en général, je me demande combien de temps ça va prendre, et j’essaie d’organiser ma journée en fonction du temps qu’il me restera. Pour gagner du temps, je regarde un peu constamment autour de moi et je dessine les prochaines poses dans ma tête. Ça me permet de prendre de l’avance et d’enchaîner physiquement tout en pensant à autre chose. Si c’est le matin, je réfléchis à mon trajet de retour, les magasins sur la route pour pouvoir rentrer déjeuner tranquillement. C’est quand même beaucoup de sollicitations et j’aime bien avoir un temps calme après.

Dans un coin de ma tête, je surveille le bruit de l’appareil photo, tant que je l’entends, je continue ma chorégraphie. J’ai l’habitude, donc je bouge sans trop prendre les choses en compte. Je chronomètre ma journée. Si on est efficaces, je finirai plus tôt et tout le monde sera content. Quand cela redevient silencieux, je replonge dans la réalité. ‘On fait quoi maintenant ?’ Avec certains, on discute pendant. Je nourris mon cerveau de ces conversations pour les dessiner. Ce sont des personnes dont je m’inspire donc, au final, je travaille pour les dessins aussi lors de ces séances. Je regarde autour de moi, j’imprime mon environnement.”