L’invisibilisation des peuples premiers au cœur d’un livre photo qui célèbre les identités mouvantes

L’invisibilisation des peuples premiers au cœur d’un livre photo qui célèbre les identités mouvantes

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© Maria Sturm

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Par Lise Lanot

Publié le

La photographe Maria Sturm est partie à la rencontre de membres de la tribu des Lumbees afin d’écouter leurs frustrations et interrogations.

“Tu ne me fais pas penser à quelqu’un des peuples premiers”, voilà une phrase que la plupart des résident·e·s de la tribu des Lumbees, située en Caroline du Nord, aura entendu au cours de sa vie. Depuis 2011, la photographe Maria Sturm interroge cette question : à quoi devrait ressembler quelqu’un des peuples premiers ? Qui est ce “me” auprès de qui il faudrait se conformer ? Pourquoi nos identités sont-elles figées par autrui et comment fige-t-on également, en retour, les identités d’autrui ?

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Pendant plusieurs années, Maria Sturm a rencontré, photographié et écouté des membres de la tribu des Lumbees afin de parler d’identité, d’assimilation, d’autodétermination et de confrontations entre vécu et image projetée par la société. Ces images et témoignages, rassemblés dans un livre intitulé You Don’t Look Native to Me, nous poussent à questionner nos propres idées reçues et notre racisme intériorisé.

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Les images oscillent entre des portraits fixes et des photographies prises sur le vif ou plus conceptuelles, où les nuages et les paysages deviennent parties prenantes des œuvres, comme des échos aux “frontières en mouvement” et à “la fluidité de l’identité”. “Des questions surgissent : qui a le droit de te définir ? Qui (re)définit les frontières ? Qu’est-ce qu’on peut dire de l’identité de quelqu’un quand on ne voit que certains de ses traits ?”, nous énumère Maria Sturm.

“Si tu ne ressembles pas aux stéréotypes des peuples premiers, les gens se permettent de questionner ton identité, ta généalogie, ton héritage.”

Alors que la reconnaissance et la légitimité de toutes les tribus des peuples premiers ne sont toujours pas acquises aux États-Unis, il est d’autant plus difficile d’affirmer son identité lorsqu’on ne ressemble pas à l’image imposée par les colons. “Si tu ne ressembles pas aux stéréotypes des peuples premiers, les gens se permettent de questionner ton identité, ta généalogie, ton héritage. […] Les tribus des peuples premiers luttent contre leur invisibilisation et pour leur représentation. […] Les tribus du sud-est qui ont été en contact avec les Européens ont perdu beaucoup de leur histoire, à cause de l’assimilation mais aussi à cause de la peur, pendant la ségrégation et les lois Jim Crow.”

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De plus, soulignent les participant·e·s au livre, personne ne vit de la même façon qu’il y a 500 ans. Inutile donc de coller aux peuples premiers des attributs ancestraux (tels que certains habillements ou symboles) portés par des mythes parfois fumeux. Les identités ne survivent que si elles sont en mouvement. Malheureusement, ce mouvement est parfois immobilisé, tel que le déplorent des intervenant·e·s du livre.

“Avant, on vivait ensemble, on travaillait ensemble, on s’échangeait des choses. Toutes les tribus qui sont là aujourd’hui à se confronter travaillaient ensemble auparavant. Mais les colons nous ont séparé·e·s. Les politicien·ne·s nous ont séparé·e·s. Ça et la cupidité. Qui sera là quand nous disparaîtrons. Qui s’occupera de tout ça ? Qui prendra en charge les cérémonies ? Qui gardera le feu ? Qui s’assiéra pour écouter nos histoires et les leçons de nos peuples, qui le transmettra à la prochaine génération et aux sept suivantes ?”, dénonce Lynn Jacobs, membre des Lumbees.

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Roumaine ayant dû migrer en Allemagne, Maria Sturm questionne “l’assimilation” imposée aux personnes forcées à l’exil ou à la colonisation : “Je connais les sacrifices que ma mère a faits pour que je ‘m’adapte’ et que ma vie soit plus facile [en Allemagne], ça me rend triste et en colère de penser que cette bizarrerie qu’est l’assimilation soit vue comme une nécessité pour tant de migrant·e·s, qui se disent inconsciemment que cela leur permettra de vivre moins de heurts dans ce monde déséquilibré.”

Allié·e·s et racisme internalisé

La photographe s’est questionnée sur sa légitimité, en tant que personne blanche, à réaliser ce projet sur les peuples premiers : “Je me devais de souligner ce point. Il était nécessaire d’interroger mon racisme internalisé et mon privilège blanc. Il faut exposer ces sujets pour désapprendre nos racismes et nos micro-agressions, afin de transformer notre société en une société antiraciste.”

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C’est pour cela que Maria Sturm explore également la position d’alliée dans son livre, “dans un monde où le pouvoir est si disproportionnellement divisé entre les personnes”. “Il est nécessaire de penser cette position d’allié·e au quotidien, puisqu’on se retrouve forcément non-concerné·e au fil de nos rencontres, que cela soit lié à des questions d’origines, de classes sociales, de genres, etc.”

La photographe sait bien que son livre ne saura répondre à toutes les questions, ni faire preuve d’exhaustivité. Il n’en a jamais été question. Son objectif, cependant, est de pousser à l’interrogation, au changement, et de combattre, encore et toujours, l’invisibilisation. “J’espère que ce projet entrera en résonance avec quiconque a déjà vu son identité questionnée. Qu’il prouvera que l’identité n’est pas quelque chose de fixe, mais quelque chose d’évolutif, qui se redéfinit constamment. J’aimerais que la lecture de ce livre donne du pouvoir, notamment face à la rencontre d’un sens aussi fort de l’autodétermination qu’ont les Lumbees, tel que le prouve Jonathan Jacobs lorsqu’il dit : ‘Je suis sûr à un milliard de pourcents qu’on ne connaîtra jamais la langue des Lumbees. Je suis sûr à un milliard de pourcents qu’on ne saura jamais vraiment d’où on vient. Mais ça ne signifie pas que nous ne sommes pas des peuples premiers.'”

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Le livre de Maria Sturm You Don’t Look Native to Me est disponible aux éditions Void.