Le réalisateur de J’ai perdu mon corps, César du Meilleur film d’animation en 2020, revient avec un nouveau film, Pendant ce temps sur Terre. C’est l’histoire d’Elsa, interprétée par Megan Northam, qui attend le retour de son frère, Franck, un astronaute porté disparu. Elle va être contactée par des extraterrestres, qui lui proposent un marché : ils ont besoin de son aide, et en échange, ils lui rendront son frère… Entretien.
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Konbini | J’ai perdu mon corps était un film d’animation ancré dans un univers urbain, très concret. Comment passe-t-on d’un projet comme celui-là à un film en prises de vues réelles et de science-fiction qui plus est ?
Jérémy Clapin | J’ai commencé par le cinéma d’animation car l’approche me paraissait plus simple, au départ. Je dessinais, j’étais aussi plus timide. Mais je n’étais pas particulièrement spectateur de cinéma d’animation. Ce sont d’autres films qui ont nourri mon imaginaire et j’avais beaucoup d’appétence pour la prise de vue réelle. La période de J’ai perdu mon corps s’est terminée par les Oscars en 2020, suivie par une mise en retrait forcée, à cause de la pandémie. Quelque part, c’est bien tombé, car c’était idéal pour s’isoler et écrire. J’ai tout de suite présenté le projet à Marc du Pontavice [le producteur des deux films de Jérémy Clapin, ndlr], qui est quelqu’un qui aime le risque et l’audace. Je savais aussi que j’allais gagner du temps en le faisant avec lui.
Il fallait rencontrer un sujet qui fasse sens par rapport à ce changement de médium et, très vite, on a eu l’idée de confronter un réel très concret à une forme d’imaginaire. On a ainsi décidé très tôt qu’il y aurait sept minutes d’animation dans le film. On oppose d’ailleurs souvent imaginaire et réalité. Pour moi, l’imaginaire est réel mais simplement les gens n’y ont pas ou peu accès.
Ce contraste est intéressant, car il se retrouve dans d’autres aspects du film. L’infiniment grand et l’infiniment petit, l’intime et le spectaculaire. Comment avez-vous travaillé ces dualités pendant l’écriture puis le tournage du film ?
Je savais que j’avais envie de filmer l’espace, mais depuis la Terre. C’est ce point de vue-là qui m’intéressait, et qu’on n’a pas beaucoup vu. Pour cela, il fallait qu’il soit incarné par quelque chose de vrai, de très concret. On est dans le centre de la France, un paysage très quotidien, très loin de l’espace, et j’aimais l’idée d’étirer ces deux territoires à l’extrême pour mieux les rapprocher à travers le fantastique. Ces grands écarts sont venus assez tôt dans la conception du film. Ils sont en quelque sorte l’illustration du trouble intérieur d’Elsa, qui est partagée entre l’espoir de revoir son frère ou la vérité qu’il ne reviendra pas. Elle est en proie à des émotions très variées qui participent à incarner ces écarts.
Ce film est presque le contrechamp d’Interstellar, de Christopher Nolan. On est du point de vue de ceux qui restent.
Oui, pour moi c’était intéressant de rester du côté des vivants, en quelque sorte. Ce qui pose une question : comment est-ce qu’on donne plus de crédibilité à l’espace ? Il fallait que je laisse ces personnages un peu éloignés, pour qu’on n’y ait jamais complètement accès. En donner une idée sans jamais les surreprésenter.
Vous traitez, à travers le personnage d’Elsa, d’un deuil impossible. Cette idée était-elle présente dès le début de l’écriture ?
C’est venu petit à petit, en partant de l’isolement d’Elsa. Dans quel contexte peut-elle s’isoler, se couper des autres ? C’est comme ça qu’est apparu le thème du deuil. Ça m’a paru intéressant de montrer une famille face au deuil. Chaque personnage a été transformé par cette perte et fait le deuil d’une manière différente. Et pour chaque membre de la famille, cette disparition de Franck est quelque chose d’acté. Sauf pour Elsa, qui cherche par tous les moyens à ramener son frère. Elle est donc la plus propice à être appelée en mission pour les aliens venus d’ailleurs. Elle va s’isoler encore plus et aller dans l’excès inverse.
Elsa est interprétée par Megan Northam, qui est de presque tous les plans. Comment s’est passée la rencontre et le travail avec elle ?
C’est notre directrice de casting, Judith Charrier, qui a fait un travail incroyable. Quand on écrit, on imagine forcément un personnage et je n’imaginais pas du tout une actrice comme Megan en écrivant le film. Mais j’allais vers la prise de vue réelle pour rencontrer l’inattendu, et rencontrer le réel. Pour être chahuté dans mes certitudes. C’est toujours plus facile de dessiner le personnage qu’on imagine. Je cherchais donc une rencontre à la fois inattendue et évidente. C’est son intensité de jeu qui m’a frappée dès le départ. Elle comprenait de manière instinctive et juste le texte et par extension faisait croire à ce qui lui arrivait dans le film. Elle a un jeu très terrien, très enraciné, très intense. Elle a emmené le film un peu ailleurs, dans une certaine rugosité. Face à cette nature immense, il fallait bien quelqu’un qui résiste à ça.
En parlant de cette nature justement, vous filmez des paysages naturels qui sont à la fois très beaux et inquiétants, à la frontière entre le réel et l’irréel.
C’était important pour moi d’ancrer le plus possible cet univers. Je n’utilise pas l’animation pour faire des choses magiques, il faut qu’on y croie, même quand les plans sont plus composés. Il y a dans le film cette notion de “chemin”, qui est dictée par les aliens. Elsa a plusieurs “chemins” dans le film. Son chemin mental est traduit par l’animation, ce sont les seuls moments où elle est réunie avec son frère. Il y a quelque chose de figé dans le temps dans ces séquences, comme un vaisseau en perdition. Il y a aussi le chemin qu’elle parcourt dans l’Ehpad dans lequel elle travaille et qui ressemble aussi à un vaisseau spatial. Toute sa vie, toute sa circulation est dictée par le deuil, ou la présence d’autre chose. Nous avons travaillé cet aspect jusque dans la forêt pour qu’il y ait un cheminement très géométrique, architectural. C’est un chemin à travers différents mondes et elle doit les traverser pour aller jusqu’au bout.
Les aliens communiquent avec Elsa par la voix. Ils sont dans sa tête et elle entend leur voix. Quelle a été l’intention derrière ces aliens invisibles ?
Je ne voulais pas qu’on pense à une voix humaine, donc j’ai cherché une voix qui soit à la frontière entre masculin et féminin, une voix un peu androgyne, qui brouille les pistes pour le public.
Toujours cette idée de dualité, de frontière entre deux univers…
C’est ça. J’ai donc immédiatement pensé à Dimitri Doré, que j’ai découvert dans Bruno Reidal. C’était une évidence que sa voix se prêterait parfaitement à ce que j’avais en tête pour les aliens. Ensuite, s’est posée la question de comment s’inscrire dans la continuité de ce qui a déjà été fait. On pense évidemment à la voix de HAL 9000 dans 2001, l’Odyssée de l’espace de Kubrick. Comment s’en détacher et ne pas faire la même chose ? Et comment être respectueux vis-à-vis de cette entité extraterrestre ? Il fallait que ce soit un ton neutre, froid et détaché, mais qui ne soit pas chiant. Donc on a travaillé un alien un peu malin, comme un esprit moqueur. Il a une forme de charme et de séduction pour que le public ait envie de l’écouter.
Il y a le travail sur la voix, mais aussi celui sur le son, qui est très impressionnant. Le mix des effets sonores et des voix donne une impression très étrange, qui nous met dans la tête d’Elsa.
On se pose forcément la question : est-ce que ce qui lui arrive est réel ? Pour moi, oui. C’est réel. Même si je ne montre jamais les aliens de manière gratuite, je les fais exister hors champ pour favoriser l’évocation et l’expérience du spectateur. On a essayé d’être toujours dans la retenue, le cinéma et l’expérience de la salle dispose des outils pour faire arriver à créer cette immersion. Ça passe beaucoup par le son. On ne voulait pas faire un film de SF basique mais jouer sur l’ambiance, une réalité un peu décalée et qui laisserait entrer des présences venues d’ailleurs.