“J’espère qu’à Porto Rico, ils pourront le voir avant la prochaine coupure de courant”, ironisait Bad Bunny dans une story Instagram comprenant un lien vers le dernier clip de son album Un Verano Sin Ti. Quelques heures plus tard, l’ouragan Fiona s’abattait sur l’île, provoquant une énième panne plongeant dans l’obscurité plus d’1 million de personnes. La dernière production du chanteur, une vidéo de 23 minutes au style documentaire intitulée “Aquí Vive Gente” (“Ici vivent des gens”) et créée en collaboration avec la journaliste portoricaine Bianca Graulau, alerte sur les graves problèmes de gestion de son île natale sous l’égide des États-Unis.
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Porto Rico, dont est originaire Bad Bunny, est un territoire organisé non incorporé des États-Unis situé dans les Caraïbes. Ses habitants ont la citoyenneté américaine mais se voient refuser certains avantages fédéraux tels que le droit de vote aux élections présidentielles américaines. C’est dans ce climat que grandit un sentiment d’injustice pour les résidents, qui protestent contre un système d’exclusion orchestrée.
Lors de son concert du 28 juillet, le chanteur déplorait l’impossibilité de faire confiance au réseau électrique de Porto Rico, “seul endroit” où il est “contraint d’installer quinze générateurs électriques industriels” pour se produire. C’est Luma Energy, société privée canado-américaine, qui a pour tâche de gérer l’infrastructure électrique et de libérer l’île de ses coupures de courant répétées. Or, si les Portoricains ont connu sept augmentations de leur facture d’électricité en un an, la situation ne s’est pas améliorée, ce que dénonce l’artiste dans son morceau “El Apagón” (“La coupure de courant”).
“Aquí Vive Gente” donne la parole aux résidents ayant reçu des avis d’expulsion et dénonce aussi le phénomène de gentrification qui les contraint à quitter leurs logements. “La plupart des résidences vendues en 2021 ont été acquises par des personnes qui ne vivaient pas à Porto Rico. Les prix ont considérablement augmenté alors que le salaire moyen portoricain est très bas”, raconte Bianca Graulau. “Des sociétés immobilières – dont beaucoup à capitaux étrangers – construisent de nouveaux appartements à des prix inabordables pour les gens du quartier, avec des loyers mensuels à plus de 2 500 dollars américains.”
L’autre pan de cette bataille concerne les plages dont l’accès est en théorie public et libre. Légalement, les propriétés privées doivent garantir à tous un accès au littoral. En réalité, cette loi est largement ignorée par les nouveaux propriétaires, ce qui renforce le sentiment d’injustice de la population locale. Les graffitis “Yankee go home” (“États-uniens, rentrez chez vous”) et “Gringo, respeta” (“Sois respectueux”) se multiplient sur les murs, protestant contre ces comportements d’appropriation. “Ils font de nous des étrangers dans notre propre patrie”, s’emporte un habitant. “Je ne veux pas partir d’ici. Qu’ils partent eux”, chante Bad Bunny.
Cette situation s’est aggravée suite à l’adoption d’une loi récente, dite “loi 22”, qui offre des exonérations fiscales aux investisseurs devenus résidents de l’île. Plus de 3 000 individus en ont bénéficié, achetant des logements populaires afin de les transformer en hôtels et appartements de tourisme haut de gamme.
Suite à la loi 22, le secteur immobilier a enregistré des achats d’une valeur de 1,3 milliard de dollars et l’île est désormais une destination attrayante, notamment pour les entrepreneurs du monde de la blockchain et des cryptomonnaies. “Cet argent ne profite pas à la population de Porto Rico”, rappelle Bianca Graulau. “Ces puissants investisseurs immobiliers financent les politiciens actuels, s’assurant ainsi que les règles ne changent pas.”
Virulent dans sa dénonciation, Bad Bunny s’érige comme le leader d’un nouveau mouvement. “Nous avons un gouvernement qui ruine nos vies”, a-t-il affirmé lors de son concert fin juillet. “Le pays nous appartient”, a-t-il rappelé. Une déclaration de souveraineté populaire accueillie par les acclamations de la foule.
Il y a cinq ans, suite à l’ouragan Maria, plus d’un million de Portoricains avaient été laissés sans électricité ni eau courante pendant des mois. Il avait fallu un an au gouvernement Rosselló pour admettre que la tempête avait tué des milliers de personnes, et non les dizaines officiellement signalées. “Tes excuses se noient dans l’eau de pluie, dans les maisons qui n’ont toujours pas de toit”, répondait alors Bad Bunny dans la chanson “Afilando los cuchillos” (“Aiguisant les couteaux”), devenue l’hymne de la protestation. Ce titre collaboratif, écrit et enregistré en vingt-quatre heures, comptabilise 2,5 millions de vues sur YouTube dès le jour de sa sortie. Les artistes y pointent du doigt la corruption, chantant “avec ce que ces politiciens ont volé, nous pourrions peindre tous les murs des Caraïbes”.
Les années de récession économique et l’augmentation croissante de la dette avaient entraîné des fermetures d’écoles, des réductions des services gouvernementaux, des licenciements et des augmentations des frais de scolarité, menant la population portoricaine a un point de rupture. “La furie est le seul parti qui nous unit”, chantait déjà Bad Bunny en 2019, “le peuple ne supporte plus l’injustice, il s’est lassé de tes mensonges”, exigeant des comptes au gouvernement Rosselló. 500 000 personnes étaient descendues dans les rues, soit un sixième de la population totale de Porto Rico. Devant l’ampleur de la contestation, le gouverneur Rosselló avait présenté sa démission.
“Bad Bunny utilise sa plateforme pour alerter et soutenir le journalisme indépendant”, remercie Bianca Graulau. L’engagement de l’artiste de 28 ans continue à rassembler et gagne en intensité. Alors que la population de l’île avoisine 3 millions et demi de personnes, “El Apagón – Aquí Vive Gente” – symbole de résistance des Portoricains – a réalisé près de 6 millions de vues dans les soixante-douze premières heures après sa publication, un écho qui résonne et inspire bien au-delà des frontières de Porto Rico.