Si les mouvements sociaux de la fin des années 2010 – #MeToo et Black Lives Matter en tête – ont entraîné une prise de conscience majeure de la hiérarchisation du monde par genre, classe et race*, les nouvelles générations ont encore du taf pour déconstruire la domination, notamment patriarcale. Les femmes ne peuvent pas se libérer en un clin d’œil des multiples injonctions qui leur sont faites depuis le plus jeune âge. La nouvelle vague féministe voit émerger de multiples travaux, écrits ou vidéos, qui démocratisent des notions primordiales, comme le consentement, ou explorent des sujets toujours tabous, comme les menstruations.
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Parmi eux, on a flashé sur l’initiative d’Ovidie. La documentariste et militante féministe s’est associée à Arte pour adapter en série animée Libres ! Manifeste pour s’affranchir des diktats sexuels, un livre qu’elle avait cosigné avec la bédéiste Diglee et qui est sorti en octobre 2017. Oui, c’était précisément le mois de naissance du mouvement #MeToo. Jointe par nos soins, elle se souvient :
“Ce n’était pas du tout prévu. Il y a eu, tout à coup, une incroyable effervescence autour de ces questions-là. C’était hyper stimulant. On a fait beaucoup de rencontres en librairie et on s’est rendu compte que c’était un gros succès […], qu’on touchait un maximum de nanas, entre 18 et 35 ans.”
De la BD à la série animée
L’idée d’adapter à l’écran ce manifeste illustré, qui évoque des questions liées au quotidien des femmes, comme les règles, la dictature de la minceur ou encore les conséquences des histoires de soumission sexuelle, a germé dans l’esprit de l’artiste. Un an plus tard, elle se lance dans ce qui deviendra Libres !, une version animée du livre initial.
“J’avais en tête les formats de ‘Tu mourras moins bête’. […] J’avais envie d’aller sur un truc d’immédiateté et de toucher ce public qui binge des séries, en utilisant les outils du numérique. Les épisodes sont courts : en 3 minutes 30, tu as un maximum d’infos. Tu y as accès sur Internet, de n’importe où et gratuitement. Ce n’est pas la même démarche que celle d’acheter un livre”, nous explique Ovidie.
L’intérêt de la mise en images est aussi artistique : “Le livre était une réflexion sur la représentation des sexualités dans les médias et dans notre environnement culturel. […] J’avais envie qu’on soit dans cette stimulation visuelle en plus de la réflexion.” Le choix de l’animation permet également d’aborder plus facilement des sujets encore tabous dans les séries ou films en live action, comme le sexe pendant les règles… et les menstruations tout court. Dessiner différentes formes et couleurs de vulve passe beaucoup mieux en version animée ! Des shows comme Big Mouth nous ont déjà prouvé que parler puberté et sexualité, par exemple, fonctionne bien avec des personnages animés – et de l’humour !
© Arte
Si la série Libres ! est aussi réussie – des dialogues aux dessins, en passant par le doublage –, c’est aussi car elle est le fruit d’un travail collectif de longue haleine. Le plus gros challenge a été de rendre justice, sur un écran, au coup de crayon de Diglee. Pour cela, Ovidie a travaillé avec le réalisateur Josselin Ronse, qui s’est imprégné du trait de la dessinatrice pour en rendre une version animée convaincante. Un premier pilote a été réalisé en novembre 2019, puis la pandémie mondiale a obligé l’équipe à s’adapter pour continuer à travailler :
“La phase de fabrication a été faite à Angoulême, en plein Covid. J’y tenais absolument. C’est la ville de l’animation. Josselin et moi, on a dû travailler à distance pendant le premier confinement. Quand il y a eu un trou, cet été, on a foncé et bossé à fond avec les animateurs. Après, on a terminé pendant le reconfinement.”
Ovidie a aussi pu s’appuyer sur Sophie-Marie Larrouy, coautrice des dialogues, pour aider à donner du piquant à son scénario. Car si c’est super de donner des infos et autres outils pour aider à l’émancipation des femmes, c’est encore mieux de les amener de façon divertissante.
“Ma première version était un peu professorale. Avec ma voix de documentaire, on avait juste envie de mourir [rires, ndlr] ! […] SML est arrivée dans la dernière partie, pour scénariser les saynètes d’intro et de conclusion et pour écrire des relances.”
Aux côtés de Sophie-Marie Larrouy, d’autres personnalités engagées et hyper enthousiastes à l’idée du projet – Shirley Souagnon, Océan, Panayotis Pascot, Lison Daniel, Émilie Mazoyer, Xavier de La Porte… – sont venues prêter leur voix aux différents personnages présents dans la web-série.“Que des gens avec lesquels on a eu envie de rigoler !”, ajoute-t-elle.
Émancipation collective
Divisée en thématiques, la BD a servi de structure aux épisodes de Libres !, qui reprennent les titres des différents chapitres, ainsi que les sujets. Il a fallu effectuer quelques ajustements et faire des choix (10 épisodes adaptent les 15 chapitres) pour des raisons parfois économiques, mais aussi en fonction de leur pertinence face à l’actualité. Les questions liées à la sexualité féminine évoluent tellement vite depuis 2017 que certains exemples tirés du livre pouvaient vite se retrouver un peu datés. D’autres, a priori old, ont en réalité encore toute leur place, car ils illustrent des schémas sexistes, présents depuis la nuit des temps dans la pop culture. Par exemple, Ovidie défend son choix d’avoir conservé un épisode dédié à l’analyse du phénomène Cinquante nuances de Grey.
“On s’est posé la question : est-ce qu’on le conserve ou pas ? C’est 2012, mais j’ai tenu à ce qu’on le maintienne, parce que ce qui est représenté dans cette histoire l’était avant et le sera après. C’est ce schéma hyper classique, représenté dans les films ou la BD depuis les années 1970. En gros, la nana prude qui se révèle être une grande putain dans les bras d’un homme et qui ne peut tomber amoureuse que d’un homme hyper friqué, avec un gros hélicoptère ou une grosse voiture… Ça fait partie des représentations que l’on voit tous les jours.
Ça ne date pas d’hier : ‘Histoire d’O’, c’était déjà ça, toute la BD érotique des années 1970 fonctionne sur ce même récit. Ce sont des meufs qui arrivent en mode : ‘Je ne sais pas trop’ et qui se retrouvent dans des châteaux à faire des trucs BDSM dégueulasses, limite zoophiles. Tu as le duc ou le marquis de je ne sais pas quoi qui va leur retourner le cerveau et elles se rendent compte que : ‘Oui, c’est ça, mon plaisir’.”
Ce genre de récits imprègnent effectivement toute la culture, jusqu’à la récente Bridgerton (la pucelle Daphné découvre les joies du sexe avec son duc riche et, a priori, inaccessible), devenue la série la plus regardée de l’histoire de Netflix. Une mise à jour a également concerné les règles, un sujet qui est abordé dans le livre :
“Entre-temps, Vania a fait une pub avec du sang rouge, mais comme on l’explique avec nos marionnettes, plein de gens ont saisi le CSA pour ça. On le dit dans l’épisode. Certes, il y a eu cette pub, mais elle était si novatrice que ça a mis tout le monde en PLS”, précise Ovidie.
Déconstruction, je crie ton nom
Au cours de ses dix épisodes, la web-série aborde d’autres sujets, comme les injonctions à l’épilation et à rester jeune le plus longtemps possible, l’omniprésence des pénis, le rapport de notre société au sperme. Elle s’adresse finalement à tout le monde, en particulier les femmes, quel que soit leur âge.
“La génération actuelle est plus déconstruite que ses aînées. Elle est moins raciste, homophobe ou transphobe. Ils sont au fait de certaines notions comme le slut-shaming. Nous, on a mis super longtemps avant de trouver les mots. Ils sont vachement plus éveillés sur ces questions-là, mais il y a quand même un gros taf à faire. La déconstruction n’est pas terminée. Je ne prétends pas moi-même être déconstruite sur tout.
Le message qu’on essaie de faire passer avec cette série, c’est aussi d’être indulgente envers soi-même. Ce n’est pas parce qu’on comprend la source de notre oppression que l’on peut se déconstruire, comme ça, en un claquement de doigts et que toutes nos habitudes, nos pratiques ou nos comportements vont être en accord avec nos idées. Il y a un appel à l’indulgence envers soi-même”, analyse Ovidie.
Comme bon nombre de militantes féministes, elle redoute un backlash, qui a déjà lieu avec la remise en cause de droits que l’on pensait acquis pour toujours et l’intensification du cyberharcèlement sexiste sur les réseaux sociaux. Elle prend acte également d’un certain “spleen féministe”, trois ans après #MeToo, qui voit des militantes s’entre-déchirer au sein des mouvements. Tout cela ne l’empêche pas de poursuivre sa réflexion féministe, qui passerait par plusieurs projets en cours de développement, à commencer par une future série autonarrative, dérivée de son court-métrage Un jour bien ordinaire. Parmi ses prochains projets docu, également, des enquêtes pour France Culture autour de ce qu’elle perçoit comme une tendance forte chez les femmes hétéros : la décision de ne plus avoir de relation sexuelle.
En somme, le début d’une recalibration du désir, jusqu’ici (à quelques exceptions près) uniquement dépeint à travers le prisme masculin. Et de conclure : “Il faut que les femmes prennent les commandes de la production d’images. Il faut pouvoir créer une contre-culture visuelle et laisser les meufs tenir les rênes de la création culturelle ou, au moins, leur en laisser une partie !”
La websérie Libres ! est dispo sur arte.tv/libres, YouTube, Facebook et Instagram.
*Nous utilisons le mot “race” au sens social du terme, et non biologique.