La scène est célèbre, elle a traversé les époques, de l’Antiquité à nos jours, avec une belle prolifération de représentations à l’époque baroque. Elle a inspiré nombre de peintres, qu’il s’agisse d’anonymes de Pompéi ou de grands noms tels que Pierre Paul Rubens ou le Caravage. Les styles varient, les couleurs et les traits des visages aussi, mais l’idée demeure : on y voit une jeune femme sortir un sein afin d’allaiter un vieillard.
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À l’instar d’œuvres qui narrent des scènes de la Bible (telles que les représentations de Judith décapitant Holopherne ou de Suzanne et les Vieillards, entre nombreux autres exemples) ou relatent des faits historiques (couronnements, célèbres batailles ou décès), ces exemples de charités romaines font office de métaphores. Elles s’inspirent d’une histoire pour en faire une scène exemplaire, ici un idéal de “piété filiale”, puisque la femme représentée, Péro, est la fille du vieillard, Cimon, qu’elle sauve de la famine grâce à son lait maternel. Oui, oui, c’est très incestueux.
Dirck Van Baburen, Charité romaine, Cimon et Péro, 1618-1624. (© York Museums Trust)
Leur histoire est racontée par plusieurs auteurs antiques, tels que Valère Maxime, Pline l’Ancien ou Hygin, qui se l’empruntent, la font vivre et la mythifient à travers leurs récits. Peut-être inspirés par la légende de Junon allaitant Hercule, les écrivains content l’arrestation de Cimon, citoyen grec condamné à mourir de faim dans sa cellule. Seule sa fille est autorisée à lui rendre visite. Ses visites s’étendent sur plusieurs jours, ce qui étonne le geôlier, qui s’attend à voir le vieillard mourir plus rapidement, jusqu’à ce qu’il découvre que Péro aide le condamné à survivre en lui faisant boire son lait.
Dans la plupart des représentations, Péro a l’air inquiète, les yeux grands ouverts, de peur que quelqu’un découvre sa résistance. C’est pourtant son acte de dévouement qui, une fois parvenu aux oreilles des juges, sauvera son père. L’image convoque d’une part des exemples de charités familiales et filiales, et pourquoi pas l’image d’une Antigone outrepassant la loi pour son frère et ce en quoi elle croit, et elle interroge d’autre part l’asymétrie et le renversement inhérents aux relations intergénérationnelles au sein de la famille : la jeune femme s’avilit, physiquement, afin de sauver son père, dans l’idée que les enfants sont éternellement redevables à leurs parents de leur avoir donné la vie.
Ici, Péro transgresse la loi des juges, mais aussi la “loi qui interdit tout contact charnel entre un père et sa propre fille”. Dans plusieurs représentations, un ou des visages d’hommes sont visibles dans un coin du tableau, immobiles et pris sur le vif. On ne sait s’ils s’apprêtent à arrêter la scène ou s’ils s’en satisfont. Ce sont sans doute ces multiples couches de lecture, le sens du devoir autant que l’inconfort qu’il nous procure, qui ont fait de ces tableaux des classiques, maintes fois réinterprétés à travers les âges.