Un centre de torture devenu musée de la dictature argentine a intégré le patrimoine mondial, suivi par des mémoriaux du génocide des Tutsi du Rwanda et des sites funéraires de la Première Guerre mondiale : l’Unesco avance sur la question épineuse de la mémoire. La question est délicate au sein d’une organisation onusienne à vocation universaliste, tant la mémoire peut se teinter de nationalisme et devenir un objet politique, surtout avec plusieurs pays concernés.
À voir aussi sur Konbini
En 2015, l’inscription de sites incarnant l’évolution industrielle sous l’empereur Meiji (1868-1912) avait été saluée au Japon. Mais elle avait été combattue par la Corée du Sud et la Chine, certains endroits choisis ayant été des lieux de déportation et de travaux forcés pour leurs ressortissant·e·s sous l’occupation japonaise (1910-1945 pour la Corée, 1932-1945 pour la Chine). L’Unesco avait ensuite décrété un moratoire sur l’inscription de nouveaux dossiers de mémoire au patrimoine mondial, à présent levé.
Les trois nouvelles candidatures font “le lien entre le passé et le présent” et construisent “la conscience universelle de l’humanité”, selon Audrey Azoulay, la directrice générale de l’Unesco. Celui-ci, réuni à Riyad, a validé l’intégration de L’École de mécanique de la Marine (ESMA), un lieu d’horreur devenu musée de la mémoire de l’Argentine. “Le pire du terrorisme d’État de la dernière dictature militaire en Argentine s’y est exprimé. […] Continuons à maintenir en vie la mémoire”, a réagi le président argentin Alberto Fernandez sur X (ex-Twitter).
“But éducatif”
Entre 1976 et 1983, pendant la dernière dictature militaire, l’ESMA fut un centre clandestin de détention et de torture, où plus de 5 000 personnes furent martyrisées et disparurent. Le musée de l’ESMA est, lui, “un témoignage matériel et physique des violations des droits humains et sert de condamnation, de preuve et de témoignage des actes de terrorisme commis” durant la dictature, d’après Buenos Aires.
L’Unesco s’est également penchée sur deux autres candidatures mémorielles. Celle du Rwanda, la plus symbolique vu la tragédie récente qu’elle incarne, comprend quatre mémoriaux du génocide des Tutsi – plus de 800 000, selon l’ONU, furent massacré·e·s d’avril à juillet 1994. Il y a Nyamata, où une église catholique servit d’“abattoir” pour “plus de 45 000 personnes qui y avaient cherché refuge”, selon Kigali. Mais aussi Murambi, où les ex-forces armées rwandaises regroupèrent “45 à 50 000” Tutsi “sous prétexte de garantir leur sécurité”, puis les tuèrent.
À Bisesero, “les Tutsi s’étaient rassemblés dans les collines, dans les forêts, pour résister”, mais 50 000 finirent exterminé·e·s, rappelle Jean Damascène Bizimana, le ministre de la Culture rwandais, interrogé par l’AFP. À Gisozi, complexe mémorial construit en 1999 à Kigali, reposent 300 000 victimes de la capitale et ses abords. Que de tels sites intègrent le patrimoine mondial “est important dans un but éducatif”, afin que le génocide des Tutsi soit enseigné aux générations futures, et que “ce drame serve de promotion de la paix”, notamment face à la montée du “négationnisme”, affirme M. Bizimana.
“Reconnaissance”
Quelque 139 sites funéraires de la Première Guerre mondiale, situés en France et en Belgique, ont aussi rejoint le patrimoine mondial. Le respect dû aux mort·e·s “vient répondre à l’inhumanité de la guerre en redonnant aux soldats morts une identité […] et une reconnaissance de leur sacrifice”, commente Patricia Mirallès, secrétaire d’État française chargée des Anciens combattants, dans une réponse écrite à l’AFP.
D’après le ministère français de la Culture, cette reconnaissance prend d’autant plus de sens que des ressortissant·e·s de 130 pays périrent durant ce conflit aux 10 millions de morts, au terme duquel on décida “pour la première fois d’enterrer les morts individuellement, quand on pouvait les identifier”. Les principaux sites mémoriels déjà au patrimoine étaient jusqu’ici le camp de concentration d’Auschwitz-Birkenau, dans lequel 1,1 à 1,5 million de personnes, surtout des Juif·ve·s, furent exécutées, ainsi que le mémorial de la paix d’Hiroshima, seul bâtiment de la ville à être resté debout après l’explosion de la bombe atomique.
Alors que l’utilisation de l’arme nucléaire est évoquée à demi-mot par la Russie en Ukraine, qui accuse Moscou de “génocide”, les trois inscriptions à venir “ont un message universel, celui de la paix”, observe un bon connaisseur de l’Unesco. Mais les luttes autour de la mémoire restent vives. En témoigne le génocide arménien qui, selon cet expert, n’est reconnu que “partiellement” par l’Unesco. En 1915-1916, jusqu’à 1,5 million d’Arménien·ne·s furent pourtant tué·e·s sous l’Empire ottoman, selon la communauté des historien·ne·s et une trentaine de pays. Un terme qu’Ankara rejette encore aujourd’hui.