C’est l’histoire d’un vieux tableau comme il en existe tant, un vieux tableau qui représente des enfants anonymes et qui a été attribué au peintre français installé à la Nouvelle-Orléans dans les années 1840, Jacques Amans. Mais ce vieux tableau, longtemps caché des regards, encapsule une partie de l’histoire esclavagiste états-unienne et de ses échos contemporains.
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Pendant plus d’un siècle, la toile en question a montré trois enfants blancs fixant le public. À l’origine pourtant, un quatrième enfant – désormais visible – accompagnait le trio, faisant de l’œuvre “un des rares tableaux du XIXe siècle à correctement représenter une personne réduite en esclavage”, souligne le collectionneur d’art Jeremy K. Simien, qui a acheté la toile en 2021. L’historien et collectionneur rapporte au New York Times qu’il était en possession de la toile déjà restaurée lorsqu’il est tombé sur une image de l’œuvre où l’enfant noir n’apparaissait pas. “Le fait que le petit garçon ait été effacé… ça m’a hanté”, raconte le spécialiste, lui-même afrodescendant.
Affirmant la nécessité de se “voir dans des contextes historiques”, le collectionneur a retracé le “voyage incroyable” du tableau qui “raconte l’effacement des figures noires à travers l’histoire du pays”, rapporte-t-il dans un mini-documentaire tourné par le New York Times, qui s’est entretenu avec un descendant des enfants blancs représentés dans le tableau. “La famille avait un esclave préféré”, retrace Eugene Grasser dans son salon. “Il a donc été intégré au portrait avant d’être effacé un jour, aucune idée de pourquoi.”
La mère d’Eugene Grasser a hérité du tableau et l’a conservé dans son garage des années durant. En 1972, elle en fait don au musée d’art de la Nouvelle-Orléans, qui le garde en réserve pendant trente-deux ans. La propriétaire a prévenu l’équipe muséale qu’un jeune garçon noir avait été effacé du tableau. Le musée n’a pas prêté attention à l’information et n’a pas cherché à restaurer l’œuvre et son histoire. Pour l’universitaire Mia L. Bagneris, la relégation du tableau loin des regards relève “d’une négligence académique” bien révélatrice de la place accordée aux personnes noires dans l’art et la société états-uniens.
En 2005, un·e antiquaire finit par racheter l’œuvre pour 6 000 dollars et décide de la restaurer. En grattant les couches les plus récentes de peintures apparaît la figure manquante de l’adolescent, présence jusqu’alors fantomatique du tableau. L’historienne Katy Morlas Shannon, spécialisée dans la recherche d’individus dont on a perdu la trace et notamment celle des personnes réduites en esclavage, est parvenue à retrouver la piste du jeune garçon.
Nommé Bélizaire, il avait été vendu en tant qu’esclave à l’âge de 6 ans, en 1828. Acheté par une famille de la Nouvelle-Orléans, les Frey, il est ici représenté à 15 ans. À peine plus âgé que les enfants dont il avait la charge, Bélizaire a été revendu à une plantation à la mort de son propriétaire. C’est peu de temps après avoir quitté la famille que sa présence a été effacée du tableau, estime Craig Crawford, le restaurateur appelé par Jeremy K. Simien afin de redonner son aspect d’origine à l’œuvre.
Katy Morlas Shannon n’a pu découvrir la fin de l’histoire de Bélizaire. On ne sait pas quand il est mort ni s’il a un jour connu une existence libre. Aujourd’hui, le tableau qui le représente porte son nom et est exposé dans la collection permanente du Met Museum, un des plus prestigieux musées du monde. Betsy Kornhauser, conservatrice du musée, souligne la rareté d’une représentation si réaliste de personnes réduites en esclavage et note que, sans les efforts de Jeremy K. Simien, Katy Morlas Shannon et Craig Crawford, le tableau aurait pu continuer de sombrer dans l’oubli, tout comme cette représentation, si peu commune et nécessaire, d’une personne noire au début du XIXe siècle.
Alayo Akinkugbe a récemment partagé l’histoire de Bélizaire et les enfants Frey sur son compte Instagram @ablackhistoryofart. Elle y souligne l’importance du tableau et la nécessité de questionner l’Histoire qui nous est servie sur un plateau dans les musées et grandes institutions. “Je pense que tous [les musées] devraient commencer à regarder dans leurs réserves”, ajoute Jeremy K. Simien, persuadé que nombre d’autres tableaux, restés cachés, ont bien des choses à nous apprendre sur notre passé.
Vous pouvez suivre Alayo Akinkugbe et son compte @ablackhistoryofart sur Instagram.