Les personnages d’Ernie Barnes ont la bougeotte. L’œuvre de l’artiste américain est une ode constante au mouvement : hommes, femmes et enfants marchent, courent, dansent et ondulent, tandis que leurs membres semblent s’étirer hors des toiles. On retrouve là les antécédents sportifs du peintre, lui qui fut joueur professionnel de football américain au sein de la célèbre National Football League (NFL) américaine.
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Son travail sur la fluidité des corps et la liberté des gestes peut également être vu comme une hymne à la liberté de la part d’un homme noir né en 1938, au beau milieu des lois ségrégationnistes Jim Crow (en vigueur jusqu’en 1964, il y a moins de cinquante ans). Au-delà des couleurs vives et de l’énergie débordante de ses tableaux, on y lit les souffrances et les luttes des inégalités raciales aux États-Unis.
Détail de “Friendly Friendship Baptist Church”, 1994. (© Ernie Barnes Family Trust)
“Un observateur du comportement humain”
Passionné par les travaux de Toulouse-Lautrec, Delacroix, Rubens, mais aussi Michel-Ange et Raphaël, Ernie Barnes – qui n’avait pas le droit de se rendre au musée à cause de sa couleur de peau – s’inscrit dans la lignée du maniérisme. Ce mouvement artistique du XVIe siècle naît d’une recherche du mouvement, de courbes puissantes et serpentines et d’une exagération des formes. Les créations du peintre sont, de fait, rapidement qualifiées de néomaniéristes. En plus de minutieusement travailler la technique de ses œuvres, l’Américain faisait de ses toiles le reflet de son expérience.
Pour Zacki Murphy, l’une de ses amies, Ernie Barnes n’était “pas seulement un participant, mais bien un observateur du comportement humain”. À l’université, il suit les conseils d’un professeur d’art qui lui martèle qu’un bon artiste étudie et enregistre les us et coutumes de sa propre existence.
“New Shoes”, vers 1970. (© Ernie Barnes Family Trust)
Il raconte sa vie de jeune homme noir à travers des symboles. Ses personnages sont notamment représentés les yeux fermés :
“Cela représente notre aveuglement face à l’humanité d’autrui. Nous ne voyons pas les profondeurs de nos interconnexions, les cadeaux, la force, le potentiel présents chez les autres. Le racisme a appris à beaucoup ‘quoi’ penser des autres, mais pas ‘comment’ penser aux autres.”
Ernie Barnes intègre également dans son œuvre le ressenti physique, la douleur que peut causer un muscle, mais aussi le plaisir ressenti lors d’un mouvement, les sensations qui se lisent sur les visages. Si sa carrière sportive n’était pas une vocation (il s’est mis au football américain par hasard au lycée ; ses coéquipiers de Denver le surnommaient “Big Rembrandt”, sachant qu’il était davantage attiré par la peinture que par le football), il fait du sport un thème récurrent de ses œuvres, arguant que c’est la pratique sportive qui lui a permis de ressentir le monde et le mouvement ainsi.
“Title IX”, 1999. (© Ernie Barnes Family Trust)
Un art militant
Le peintre connaît un certain succès de son vivant – malgré le fait que certain·e·s critiques qualifient son trait comme étant de “mauvais goût”. En 1972, âgé de 34 ans, il présente une de ses premières expositions, qui tournera sept ans : “The Beauty of the Ghetto” (“La Beauté du ghetto”). Les œuvres sont créées en réponse au mouvement afro-américain des années 1960, “Black is Beautiful”.
Dans la continuité du mouvement, Ernie Barnes appelle ainsi à une célébration de l’identité noire, autant de la part des personnes noires que du reste de la population américaine : “[Il] espérait que l’exposition pousse le public à penser à l’interconnexion entre les gens au-delà des constructions, telles que l’ethnie ou la classe sociale”, souligne le site Artsy. Dans une interview accordée à un magazine sportif en 1990, il déplorait le fait qu’on continue à “s’observer et se juger immédiatement : ‘Cette personne est noire, elle doit être de la sorte… Cette personne est pauvre, elle doit être ainsi…'”.
“The Sugar Shack”, 1976. (© Ernie Barnes Family Trust)
Son œuvre intègre davantage le patrimoine de la culture populaire en 1976, lorsque le chanteur soul Marvin Gaye décide de faire d’un de ses tableaux, The Sugar Shack, la couverture de son album I Want You. Plus tard, l’œuvre apparaît dans la sitcom bien connue Good Times – il se murmure qu’elle est désormais la propriété de l’acteur Eddie Murphy.
Ces dernières années, un nombre croissant de musées se tournent vers son œuvre, organisant des rétrospectives à la gloire de l’artiste, dans une volonté d’enfin véritablement l’intégrer à l’histoire de l’art américain. Plus de dix ans après sa mort, l’œuvre d’Ernie Barnes n’a rien perdu de son énergie et du flamboiement de ses mouvements et, surtout, elle raconte avec toujours autant de puissance l’histoire raciste des États-Unis, vécue de l’intérieur.
“Late Night DJ”, 1980. (© Ernie Barnes Family Trust)
“Springboard”, date inconnue. (© Ernie Barnes Family Trust)
“Fast Break”, 1987. (© Ernie Barnes Family Trust)