Notre premier contact avec Le Baiser de Gustav Klimt est toujours assez doux. Tout cet or chatoie nos yeux, tous ces motifs câlinent nos regards, toute cette lumière irradie nos sens. À première vue, la scène dépeinte est pleine d’amour : deux corps s’enlacent et fusionnent parfaitement, l’homme déposant un baiser sur la joue de la femme aux yeux délicatement fermés. Cette femme nichée contre son torse est Emilie Flöge, la compagne bourgeoise du peintre, qui nous apparaît ici à la fois ultra-amoureux et en pleine exaltation de son cycle d’or.
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Sauf que derrière cette apparente béatitude, il y a tout de même un bémol, un épineux bémol, qui frappe notre analyse du tableau après-coup. Je vous avoue n’avoir jamais apprécié la composition des corps de ce chef-d’œuvre : la femme est écrasée par l’homme, dominant dans un accès de ce qu’on associe à de l’amour, mais en est-ce vraiment ? On ne saurait remettre en question les sentiments de l’artiste à l’égard de sa partenaire, mais nous pouvons nous demander de quel type d’amour il s’agissait. Quels sont les rapports de force, les dynamiques de pouvoir en jeu ? Car Emilie Flöge était de douze ans sa cadette, et ce baiser a lieu au bord d’un abîme. Quel est le destin de cette étreinte et que raconte-t-elle vraiment ?
La position de la femme soumise, à genoux, le cou tordu, attrapée par la nuque et s’accrochant à cette silhouette masculine et menaçante au dos voûté ne m’a jamais charmée. Je dirais même qu’il y a mieux, comme étirement amoureux. Regardez ses mains à lui, qui agrippent le visage de sa dulcinée, et sa main à elle, qui semble le retenir de trop la serrer. Et regardez aussi les pieds de cette femme, installée peu confortablement : ils se dérobent au bord d’un gouffre. Dans un documentaire, réalisé par Ali Ray et diffusé sur Arte, nous apprenons qu’initialement, ces pieds ne pendaient pas dans le vide, mais s’accrochaient à la terre.
Que s’est-il passé entre-temps pour que le peintre en décide autrement, et décale légèrement ces pieds pour qu’ils s’offrent aux abîmes ? Stefanie Jahn, responsable du département de la conservation au musée du Belvédère de Vienne, dévoile que des analyses aux rayons X ont aussi révélé qu’initialement, l’homme était barbu, ce qui lui aurait donné une mine bien plus molosse, et que Klimt a effacé cette barbe. Peut-être devons-nous voir ici une tentative de sa part d’apparaître sous un jour plus innocent ? Pourtant, le peintre fait porter à son personnage bien musclé des rectangles noirs, plus sévères et rigides, qui contrastent avec la robe fleurie et naïve de sa moitié.
Gustav Klimt, Le Baiser, 1908-1909. (© Österreichische Galerie Belvedere)
Klimt et les femmes
Évoluant dans des cercles de classes populaire et bourgeoise, Klimt est devenu “le peintre des femmes” grâce aux commandes qui pleuvaient de la part de chefs de familles aisées qui voulaient voir leurs épouses et filles représentées par l’artiste. “On peut penser qu’une femme qui accepte d’être peinte souhaite que l’on rende hommage à sa nature profonde, à son caractère. Or, c’est justement ce qui manque dans les portraits de femmes de Klimt. Cela ne l’intéressait pas beaucoup de rendre les traits de caractère essentiels de ses modèles. Il n’avait pas envie d’explorer leur personnalité. Au contraire, il soumettait les femmes à sa volonté artistique et stylistique. […] Pour l’artiste, la femme n’est pas plus importante que le fond dans lequel elle est assise”, analyse Stephanie Auer, conservatrice au musée du Belvédère de Vienne, dans le documentaire.
En effet, dans ses premiers portraits, les femmes se détachent largement du fond, mais, progressivement, durant son cycle d’or notamment, elles se fondent de plus en plus dans des aplats, comme des caméléons relayant leur agentivité à une fonction purement ornementale. “La vision qu’il a des femmes dépend largement de leur origine sociale”, continue la spécialiste, pointant les nus que le peintre réservait aux très jeunes filles de classe défavorisée, qui posaient pour gagner leur vie dans la capitale autrichienne. Souvent, elles étaient mises en scène lors d’ébats saphiques et, pour le contexte de l’époque, malgré les conditions précaires (et potentiellement problématiques dans lesquelles ces dessins ont été réalisés), ces œuvres quasi abstraites étaient un grand pas dans la représentation du lesbianisme. Durant toute sa carrière, l’artiste a été accusé de pornographie, autant pour ses portraits de femmes que d’hommes.
“On sait que douze ou quatorze reconnaissances de paternité ont été déposées après sa mort. Il couchait librement avec ses modèles mais aussi avec les femmes de la haute société qu’il peignait”, raconte Patrick Bade, auteur, dans le documentaire d’Arte, Klimt et “Le Baiser”. Six paternités ont été prouvées, avec trois amantes de long terme. Baris Alakus surenchérit : “Il abandonne beaucoup de femmes quand elles ont un enfant ou quand elles tombent enceintes. Sa mère et ses sœurs lui font la cuisine et lavent son linge. Les femmes riches l’entretiennent financièrement. Quelle que soit la situation, il a des femmes à sa disposition et il se sert d’elles.” En plus de devoir affronter “sa nature obstinée”, relate Google Arts & Culture rapportant les propos d’Helene Luise, la nièce du père Flöge dont il est devenu par la suite le tuteur, Emilie Flöge a dû l’aider à créer, sans jamais être citée, les ébauches de ses grands tableaux “en recouvrant de feuilles d’or les parties déjà dessinées”.
Pro du love bombing et goujat amoureux
Klimt n’a jamais épousé Emilie Flöge. Il n’a jamais habité avec elle et n’a jamais eu d’enfants avec elle, préférant courir les jupons et enchaîner les aventures. Le Baiser est en réalité du love bombing un peu toxique. “Les deux amants se voyaient rarement la journée, car le peintre travaillait dans son atelier et ne souhaitait aucune compagnie. […] Ils se retrouvaient principalement le soir. […] Emilie Flöge était constamment aux côtés de Gustav Klimt, en particulier lors d’événements officiels […]. C’est ainsi qu’Emilie Flöge a fini par être surnommée ‘Frau Klimt’ [la femme de Klimt] dans la société viennoise. […] C’est lorsqu’ils partaient en vacances ensemble que la relation entre Gustav Klimt et Emilie Flöge était la plus intense. Chaque été, ils passaient quelques semaines à la campagne, souvent au lac Attersee, en Haute-Autriche”, lit-on.
C’est un comportement typique du love bombing, qui puise toute sa malignité dans le chaud-froid, dans l’expression de sentiments amoureux explosive survenant après une longue période de distance injustifiée et froide. Pour flatter ses diverses maîtresses, il leur faisait part de son génie en leur offrant un sublime tableau : telle était sa technique de goujat. Un peu comme ce mec qui envoie le même message d’amour dans un texto envoyé à plusieurs destinataires simultanés – on reconnaît qu’il y a quand même plus d’acharnement et de travail dans le cas d’un Klimt. À sa mort subite, le peintre a toutefois eu un geste généreux, en nommant Emilie Flöge héritière d’une grande partie de ses biens – le reste allant à ses sœurs.
“Le Baiser est une représentation douce-amère. Elle semble chaste, mais en réalité, elle n’est pas aussi romantique qu’on ne l’imagine. Je pense à tous ces ados qui avaient ce poster dans leur chambre ! Je vois des pulsions sexuelles violentes sous cette surface scintillante. Quand j’embrasse une personne que j’aime, je ne mets pas mes mains autour de son cou, et elle-même n’essaie pas de se dégager. Il y a une violence inouïe dans ce tableau. On sent une tension réelle entre la présence masculine massive, qui domine la femme, et celle-ci qui est frêle et fragile. Une telle tension est très étrange dans une œuvre censée célébrer l’amour”, atteste l’auteur spécialiste Gavin Plumley.
Dans Le Baiser, Gustav Klimt a voulu figer les dynamiques de leur relation à un instant T et représenter en symboles tout ce que cet amour impliquait. Il semble donc, de par le positionnement supérieur de l’homme dans la toile, que son auteur dominait “sa muse”, sous emprise. Peut-être qu’Emilie Flöge n’était pas impressionnable, ne voulait pas être en couple et préférait garder une certaine liberté pour jongler avec d’autres amants. On ne va pas parler à sa place : peut-être qu’elle n’était pas une femme forcée à un baiser, enchaînée à cette union dorée et malsaine, comme ce que ces chevilles prisonnières de lierres rampants nous le laissent penser. Nous ne saurons jamais à quoi pensent ces personnages, serrés l’un contre l’autre dans leur amour. C’est à nous d’en inventer le récit et d’y projeter nos angoisses, nos poésies. À la lumière de tous ces événements, survenus dans les vies de chacun·e, vous vous poserez peut-être toutes ces questions sur la nature de ces rapports ambigus, la prochaine fois que vous contemplerez ce chef-d’œuvre.
C’est en feuilletant le beau livre Klimt. L’art plus grand, écrit par Philippe Thiébaut, que nous avons pu nous plonger dans ces réflexions. Si vous voulez vous le procurer, l’ouvrage est publié par les éditions Hazan.