“Je considère qu’il s’agit d’autofiction, mais que ce n’est pas un projet autobiographique”, insiste Joanna Arnow, à propos de La Vie selon Ann. La réalisatrice new-yorkaise a beau avoir tourné un documentaire très personnel sur une relation intime, i hate myself 🙂 (2013), son nouveau long-métrage se présente plutôt comme une ironique comédie relatant les expérimentations sexuelles et existentielles d’Ann, à laquelle elle prête sa trentaine et son corps.
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Présenté à la Quinzaine des Cinéastes du Festival de Cannes 2023, La Vie selon Ann se construit d’abord par le rythme. En trois scènes introductives très courtes, on y comprend les trois arcs du film — la situation sexuelle, familiale et professionnelle d’Ann, à la fois perdue et caustique, aliénée et exigeante. Ce sont trois scènes très courtes, de quelques répliques à peine, qui donneront au film son modèle dominant : un échange très vif entre Ann et un autre personnage, décrivant aussi bien l’absurdité de la situation que les rapports de force entre les personnages.
Morceau choisi, entre l’héroïne malgré elle et sa supérieure hiérarchique, qui lui assène dans un rendez-vous qui semble être point d’étape : “C’est drôle. Quand vous aurez terminé ce projet, vous aurez rendu votre travail obsolète”. Un plan unique pour une fixité du regard, qui laisse éclater tout le comique de la situation. Les vignettes comme celle-ci s’enchaînent et séduisent, en peignant de loin, sans jamais nous la laisser comprendre complètement, cette jeune femme silencieuse qui n’en pense pas moins. “Nos vies peuvent devenir drôles quand on les regarde avec un peu de distance. Les scènes très courtes offrent aussi une vision presque impressionniste de l’existence d’Ann”, souligne Arnow.
Comme on lui parle
Cette écriture par fenêtres sur une vie produit aussi des effets de sens fabuleux, quand le montage lie entre elles des séquences opposées : en alternant des scènes de sexe BDSM, où Ann enchaîne les déguisements et les postures de soumission, et des saynètes issues de sa vie professionnelle, La Vie selon Ann explore ce qui est véritablement absurde et humiliant — et ce n’est clairement pas ce que vous croyez.
Dans une autre séquence où un air de piano lancinant interrompt le silence général du film, Joanna Arnow déplie un peu de la violence quotidienne infligée à son personnage, confronté à la gestion kafkaïenne de son entreprise, où les humains “peuvent devenir obsolètes” et où les objectifs à atteindre sont des barres de couleur rouge dans des diagrammes, dans des bureaux vitrés où la lumière new-yorkaise apparaît toujours triste.
La famille — une petite sœur qui s’incruste et envahit l’appartement d’Ann, un couple de parents qui “ont abandonné” l’idée de la voir en couple — et des amis pas toujours encourageants, parfois cassants, ajoutent à l’anxiété : Ann semble seule et peu considérée. Une merveilleuse minuscule scène l’explicite : quand Ann est toute heureuse d’avoir trouvé une lampe de sel, une connaissance lui répond : “C’est assez commun, chez les gens qui se sentent seuls”.
La Vie selon Ann rappellerait Julie en 12 chapitres s’il ne semblait plongé dans le formol et dans l’indolence — la même douleur urbaine, trentenaire et féminine de devoir faire des choix et répondre aux attentes de la société. Mais Ann, dont la vie pourrait paraître pathétique, est drôle, et pourrait bien même prendre du plaisir aux humiliations, comme elle en prend à la soumission dans le cadre du BDSM : ce ne sera jamais rendu clair.
Joanna Arnow révoque d’ailleurs toute volonté de plomber l’ambiance, en invoquant étonnamment sur ce point le cinéma mainstream des années 1930 : en pleine dépression, Hollywood renchérit de superproductions pour permettre aux spectateurs de s’échapper. “L’humour et le spleen ne sont pas deux choses si séparées. Si vous explorez une émotion réelle et puis la retournez grâce à l’humour, cela peut agir encore plus profondément sur le public”, soutient la réalisatrice, qui espère que son film “célèbre la beauté des défis que nous traversons tous”.
Ce sont les défis d’un monde froid, où personne ne communique plus et où l’on s’oublie, comme cet amant plus âgé, Ariel, qui demande à plusieurs reprises l’université de formation d’Ann – Wesleyan, la même que Joanna Arnow.
Combattre les clichés du BDSM
Reste le sexe, outil d’exploration pour l’héroïne, formidable vecteur comique, et agent révélateur de ces rapports humains. Le BDSM se dévoile respectueux, divers et à l’opposé des clichés. Les relations sont lentes, douces-amères quand les envies s’entrechoquent et qu’Ann ne prend pas autant de plaisir qu’elle ne le voudrait, mais elles ne sont jamais subversives. “Il y a beaucoup d’incompréhensions autour de ces pratiques. Le BDSM est un jeu de rôle, il est trop souvent présenté dans des termes sensationnalistes”, déplore la réalisatrice.
Son Ann, soumise dans l’acte, se trouve ainsi à l’initiative des rapports et des pratiques ; certaines pratiques sont drôles, comme celle où Ariel demande à la protagoniste de courir, entre le lit et le mur, nue, indéfiniment. Le BDSM s’avère même soluble dans une relation amoureuse plus classique : après avoir enchaîné les partenaires, Ann rencontre Chris. Tous les deux discuteront et feront l’amour, dans une représentation du couple plus traditionnellement romantique. Leurs rapports sont drôles, maladroits et tendres, et leurs échanges plus vivants que les invectives du début.
Ils renvoient même, en creux, au couple formé par les parents d’Ann, incarnés par les parents de Joanna Arnow et tous les deux fantastiques. La plus jolie séquence leur revient, avec un duo sur “Solidarity Forever”, un chant syndical américain où “l’union fait la force”, mais une love story serait apparue comme un succédané de conclusion : La Vie selon Ann s’invente dans ses dernières séquences beaucoup plus subtil que cela, car Ann n’épousera pas le moule qu’on a construit pour elle. En plus de décrire une femme forte, libre de ses choix et de ses chaînes, il nous force à admirer, la formidable banalité d’une vie.