Dans sa série photo 82c9940_The art of living twice, le photographe Simen K. Lambrecht a su avec douceur et finesse retracer l’étape du deuil et des souvenirs qui s’ensuivent. La perte de sa grand-mère lui ayant permis de se replonger dans ses écrits marque un arrêt dans le temps : celui où l’on s’attarde avec mélancolie sur les images et odeurs de notre enfance que l’on ne peut oublier.
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Par le biais d’éléments de réminiscences, le photographe nous renvoie à l’idéalisation d’un proche après la perte de celui-ci, à cette attache particulière que l’on adopte quand il ne nous reste que des souvenirs. Comment faire perdurer l’âme d’un être cher après sa disparition ? Simen K. Lambrecht a exploré cette question au moyen de discussions avec les amis proches de sa grand-mère, d’objets semblables à des trésors et d’endroits réapparus après avoir été oubliés.
Cette série photographique nous ramène à un ressenti universel qu’est le deuil par l’intermédiaire de métaphores. La larme d’un nourrisson, un déambulateur en feu ou une quantité innombrable d’oranges emballées dans du plastique permettent à l’artiste de mettre un visage sur cette épreuve afin de la rendre compréhensible par tou·te·s et que chacun·e puisse s’y identifier. Les photographies de Simen K. Lambrecht n’ont pour le moment été visibles que sur son compte Instagram et son site. Elles auront l’occasion d’être publiées dans un livre aux éditions La Cab en 2025, avec l’aide d’un financement participatif que vous pouvez soutenir en cliquant ici.
© Simen K. Lambrecht
Konbini | Salut, Simen, quelle est l’histoire de ta série photographique The art of living twice ?
Simen K. Lambrecht | Le projet a débuté lorsque j’ai redécouvert certaines lettres que ma grand-mère m’avait envoyées pendant que j’étais à l’étranger. Ses mots ont pris un sens plus profond après sa mort, comme si les lettres, qui servaient de conversation intime, étaient devenues un document historique.
La signification a changé radicalement lorsque j’ai compris qu’elle n’écrirait plus jamais. J’ai donc trouvé plus de sens dans chaque mot qu’elle avait écrit. Ces lettres m’ont ramené dans son village, le même où j’ai grandi, pour redécouvrir le paysage où elle a passé sa vie — un endroit que j’avais toujours considéré comme ennuyeux. Le projet est devenu une manière de maintenir sa mémoire vivante, en mêlant mes propres souvenirs aux siens, en fusionnant réalité, imagination et l’atmosphère de la vie rurale qui a façonné son identité, et la mienne.
Y a-t-il des métaphores visuelles récurrentes dans tes photographies ?
Oui, des éléments naturels discrets et des objets domestiques de son environnement servent de métaphores de la simplicité tranquille. Une tranquillité peut-être plus imaginée que réelle. Pourtant, ces éléments enracinent sa mémoire dans le paysage tangible où elle a vécu. Des objets récurrents trouvés chez ses amies reflètent la continuité de sa présence même après sa mort.
Chaque photo est en quelque sorte une métaphore en elle-même : tous les portraits de ses proches amis sont aussi des portraits de ma grand-mère, les objets et les paysages agissent comme des souvenirs idéalisés de sa vie rurale et certaines images sont des retranscriptions directes de ses histoires et de mes souvenirs d’elle. Il était important pour moi de ne pas montrer Cécile, ma grand-mère, de son vivant. Le projet a commencé après sa mort et je ne peux plus la voir désormais.
Pourquoi avez-vous choisi ce titre ?
Le titre, 82c9940_The art of living twice, évoque à la fois un code personnel et une danse intemporelle entre passé et présent. Il parle de l’art de se souvenir, de revisiter des moments pour en trouver un nouveau sens. Les chiffres font référence à son âge et au code postal de son village. Le “c” au milieu est à la fois son initiale et un symbole mathématique qui signifie “sous-ensemble de”. C’est une manière de dire “elle a vécu toute sa vie, 82 ans, dans ce même village”. La seconde partie du titre, “The art of living twice”, décrit poétiquement le début de ma relation avec elle après sa mort. Grâce au projet, j’ai une connexion plus profonde et vivante avec elle, comme si elle vivait une seconde fois maintenant.
Quel message espérez-vous transmettre aux spectateur·rice·s de votre projet ?
Le projet invite les spectateur·rice·s à considérer la mémoire comme une relation évolutive plutôt qu’une simple réminiscence. Il s’agit de la façon dont nous chérissons, réinterprétons et modifions les souvenirs pour garder nos proches vivants en nous. Il y a un sentiment délicat et universel de perte et de retour, de voir ce qui était autrefois banal à travers le prisme de l’amour et de la nostalgie. Finalement, il s’agit de notre besoin d’enracinement et de connexion dans une ère qui oublie facilement.
Lorsque je parle aux gens qui ont encore leurs grands-parents vivants, ils ressentent souvent le besoin de leur parler plus ouvertement. Nous grandissons en voyant nos grands-parents comme des soignants unidimensionnels. Ils viennent nous chercher à l’école, nous font à manger, nous gardent, nous aident pour le ménage, mais nous ne comprenons pas qu’ils ont eu une vie pleine. Échanger ces lettres avec ma grand-mère a ouvert une conversation plus profonde, que j’espère continuer à travers le projet.
Quel a été ton processus de travail ?
J’ai commencé avec un recueil intime : ses lettres. J’aime faire des listes, donc j’ai dressé des listes de souvenirs et d’histoires dont je me souvenais. En pédalant à travers le paysage du village, j’ai cartographié les endroits qui m’intéressaient. Plus tard, j’ai trouvé l’ancien carnet d’adresses de ma grand-mère qui contenait les noms et numéros de ses amies les plus proches. Je les ai appelées pour leur demander si je pouvais passer pour un thé et discuter.
Elles m’ont toutes accueilli chaleureusement et m’ont raconté des histoires de ma grand-mère à mon âge, des histoires que je n’avais jamais entendues. Celles-ci sont également devenues partie intégrante du projet, avec les portraits que j’ai faits d’elles. Parfois, j’y retournais 4 ou 5 fois pour discuter davantage et prendre d’autres photos et plus nous parlions, plus les images gagnaient en profondeur. Tout dans le projet m’a obligé à ralentir. Travailler en argentique m’a aussi permis de prendre le temps de regarder plus consciemment.
Pourquoi est-il important pour toi de capturer les souvenirs en photos ? Est-ce une sorte de “devoir de mémoire” ?
La photographie nous permet d’étendre la mémoire au-delà de sa fragilité éphémère. C’est une manière de réinterpréter et de comprendre ce que la vie de ma grand-mère a signifié pour moi. Elle ancre aussi sa mémoire dans quelque chose que je peux tenir et partager. Mais cela va aussi au-delà : ce projet ne consiste pas à se souvenir dans le sens classique. C’est plus dynamique, ou du moins c’est ce qu’il vise à être.
Veux-tu nous parler de certaines photos en particulier et expliquer leur signification ?
Je vais en évoquer deux en particulier. Oranges in the field : cette image est basée sur mon souvenir de Cécile distribuant de petits sacs avec des oranges, du chocolat et du spéculoos pour la Saint-Nicolas. Elle avait 8 petits-enfants et veillait à ce que chacun ait la même quantité de friandises. Chaque année, nous recevions exactement la même chose. En tant qu’enfant, cela me semblait évident, mais avec du recul, je peux imaginer son organisation. Aller dans les magasins, acheter les fournitures, tout disposer, diviser et mettre dans ces petits sacs. Je ne sais pas comment elle faisait, mais dans mon esprit, c’est un souvenir chaleureux.
© Simen K. Lambrecht
La deuxième photographie, Rollator on fire exprime le fait que ma grand-mère n’aimait pas se voir comme une personne âgée et pointait du doigt les gens qu’elle trouvait vieux, alors qu’ils étaient souvent bien plus jeunes qu’elle. Elle se sentait toujours comme une exception et refusait de ralentir ou de laisser son âge entraver ses ambitions. Cette photo amplifie son petit combat contre le vieillissement de manière presque comique.
© Simen K. Lambrecht
Certaines personnes ou histoires ont-elles influencé ta vision de ce projet ? Des inspirations ?
Outre l’influence directe de ma grand-mère, la philosophie du “memento mori” de Susan Sontag m’est souvent venue à l’esprit pendant le projet. La traduction, “souviens-toi que tu dois mourir” aurait aussi pu être le titre de mon projet. L’idée que chaque photographie capture un instant révolu, le préservant comme une “mort” de cet instant, prend encore plus de sens car le sujet, et donc le thème des images, est déjà mort avant la prise des photos. Ce sont des souvenirs de souvenirs, des couches de subjectivité empilées. Les souvenirs eux-mêmes changent constamment et travailler intensément avec eux a créé une nouvelle relation, plus dynamique, avec ma grand-mère.
Quels défis spécifiques as-tu rencontrés en abordant un sujet aussi sensible ?
Trouver l’équilibre entre mes souvenirs et la réalité de sa vie était difficile. Il y a toujours la tentation d’idéaliser, de se souvenir seulement de ce qui est plaisant. Je voulais aussi intégrer mon point de vue sans aliéner les autres dans leur relation avec Cécile. Le projet ne porte pas sur ma grand-mère en tant que personne, mais sur la relation que nous entretenons après sa mort et ma vision de sa vie. C’est très personnel et sensible, donc j’ai parfois dû nuancer davantage. J’ai eu de nombreuses discussions en famille en comprenant à quel point ma relation avec elle était personnelle par rapport à celle de mes frères et sœurs, de ma mère ou de mes oncles et tantes.
As-tu des projets ou événements à venir ?
Oui, je prévois de publier ce projet sous forme de livre au printemps 2025 avec un éditeur à Bruxelles, les éditions La Cab, accompagné d’expositions et de présentations à travers l’Europe. Nous allons bientôt lancer le financement participatif pour obtenir les fonds nécessaires à l’impression. Le livre sera un objet personnel, mais je suis enthousiaste à l’idée de partager son histoire avec plus de gens.
Peux-tu nous faire part de tes réflexions sur la mémoire en tant qu’élément à la fois personnel et collectif ?
La mémoire, bien que profondément personnelle, est souvent liée à l’expérience collective. En milieu rural, les histoires partagées et les traditions locales entrelacent les souvenirs individuels avec ceux d’une communauté plus large, créant ainsi un mélange de personnel et de collectif. Ce projet capture cette intersection : alors que les images se concentrent sur ma relation avec ma grand-mère, elles reflètent également l’histoire partagée d’une communauté, le mode de vie d’un village et les rituels communs qui façonnent l’identité. Le spectateur est invité à s’engager dans cette mémoire partagée, peut-être en reconnaissant dans ces images des fragments de leurs propres récits familiaux ou de l’héritage de leur communauté.
Comment The art of living twice résonne-t-il avec les idées d’héritage et de lien intergénérationnel ?
The art of living twice suggère que les personnes décédées continuent à vivre à travers les histoires, les souvenirs et les actions de ceux qu’elles ont laissés derrière elles. Elle s’aligne donc sur l’idée des “trois morts”. Le concept des “trois morts” suggère qu’une personne meurt trois fois : premièrement, lorsque son corps meurt, deuxièmement, lorsqu’elle est oubliée par la dernière personne qui se souvient d’elle, et troisièmement, lorsque toutes ses créations et ses archives disparaissent. Cette idée souligne que la mémoire et l’héritage prolongent notre existence au-delà de la mort physique. Popularisée en partie par le neuroscientifique David Eagleman, elle entre en résonance avec des traditions culturelles telles que le Día de los Muertos, où le souvenir maintient les morts “en vie” dans la mémoire sociale.
D’une certaine manière, ce projet se concentre sur le moment qui suit le premier décès, lorsque le corps a disparu mais que la personne continue d’exister dans la mémoire et à travers ce qu’elle a laissé derrière elle. Au lieu de parler de trois morts, on peut imaginer qu’il s’agit aussi de trois vies, et donc que ma grand-mère est en train de vivre sa deuxième vie.
© Simen K. Lambrecht
© Simen K. Lambrecht