En 2024, Konbini se lance dans la fiction. Chaque semaine, retrouvez sur le site un nouveau chapitre des aventures de La Récupératrice, une mercenaire de l’espace qui accomplit toutes ses missions avec bienveillance et tendresse. C’est imaginé et écrit par François Faribeault, journaliste bourré de talent, incroyablement sympathique et agréable à l’œil nu (ce n’est pas lui qui a écrit ce paragraphe).
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— R, tu me reçois ?
— Cinq sur cinq, Therissa.
— Très bien. Une fois que tu entreras dans ce train, aucune communication ne passera. Tu seras toute seule. Tu dois atteindre le wagon de tête. Dans celui-ci, un homme t’attend. Ne te fie pas à son air avenant. Il est de la pire espèce et est le suspect numéro un dans l’affaire du meurtre de l’Impératrice Tournesol. Surpasse-le sur son terrain, et il t’offrira la vérité sur son assassinat.
— Pourquoi Petit Empereur pense-t-il qu’il est coupable ?
— Il a des soupçons sur tout le monde. Surtout sur lui.
— Sa politique se durcit. Il s’habitue vite à son nouveau poste. Tu penses qu’il m’en veut pour Hestia ?
— Ne t’occupe pas de lui mais plutôt de ce type. Et de sauver les passagers.
— Entendu.
R raccrocha. Allongée sur l’un des rochers formant la ceinture d’astéroïdes, elle patientait. Elle aimait cette sensation d’être dorlotée par sa combinaison spatiale flottant dans l’immensité de l’espace.
Le train signala son arrivée dans la zone par une lumière dorée éclairant même les parties les plus sombres de la Galaxie. À l’approche de la mercenaire, il ne freina pas. Il ne freinait jamais. Mais ce n’était pas un problème pour la Récupératrice. Le train la frôla à une vitesse située entre celle du son et celle de la lumière. R s’agrippa au dernier wagon. Sa mission débutait.
À la surprise de la Récupératrice, les passagers du wagon demeuraient étonnamment calmes malgré leur statut d’otages. Certains wagons l’accueillirent avec des applaudissements et des cris d’encouragement pendant que d’autres pensaient qu’elle n’était qu’une simple contrôleuse vérifiant leur billet.
La porte du wagon de tête s’ouvrit avant même que R ne l’effleure. Derrière se trouvait un espace bar ainsi que la cabine du conducteur. Et sur un canapé, sa cible. Habillé d’une robe de la couleur d’un soleil couchant, l’homme se leva, sourire aux lèvres, un verre dans chaque main.
— Mais ne serait-ce pas la fameuse Récupératrice ?! Grande héroïne pour certains, l’égale de la Faucheuse pour d’autres, mais pour moi, vous restez une icône. Je suis ravi que vous ayez accepté mon invitation. Prenez cette coupe de bulles.
R observa le verre sous toutes ses coutures, ce qui ne manqua pas à l’homme.
— Ne vous inquiétez pas. Aucun piège ici. Je connais ma réputation mais je suis toujours honnête et réglo. Vous pouvez m’appeler Kalypso. Asseyez-vous, je vous en prie.
R but une gorgée. C’était bon. Elle décida de laisser ce Kalypso jouer selon ses règles. Puis, comme d’habitude, elle réduirait sa malveillance à néant.
— Récupératrice, ne perdons pas de temps. Voilà ce que je vous propose : une partie d’échecs. Si vous gagnez, vous sauvez tout le monde et je réponds à votre Question. Mais si vous perdez, vous serez à moi. Pour l’éternité.
R connaissait le jeu d’échecs mais n’était pas forcément une pratiquante assidue. Pour cette partie, elle ferait confiance à l’âme des pièces afin de remporter la victoire. Le hasard lui offrit les Blancs et elle ouvrit le bal en avançant un premier pion. Kalypso enchaîna tout de suite.
— Alors Récupératrice, que pensez-vous de ce train ?
— Était-ce nécessaire de prendre des otages ? J’avais déjà accepté l’invitation.
— Ce train ne fonctionne que s’il transporte des gens. Comme personne ne veut prendre de billet, je les subtilise. Et puis ces wagons ont une autre utilité. Regardez.
Mêlant l’acte à la parole, Kalypso sortit son Fou noir pour s’emparer d’un pion blanc. Au même moment, R entendit un bruit au loin, suivi de cris. Inquiète, elle jeta un œil par l’une des fenêtres. Le dernier wagon s’était détaché.
— Une pièce prise, c’est un wagon en moins. Et croyez-moi, sans oxygène, ils ne survivront pas longtemps.
— Arrêtez tout de suite ! Ce n’était pas ce qui était convenu. C’est ma vie qui est en jeu. Pas la leur.
— Oooh pauvre Récupératrice. Vous m’en voyez désolé. C’est à vous de jouer.
R comprit que Kalypso ferait tout pour la déstabiliser. Elle retrouva vite son calme et poursuivit sa stratégie. Elle prit même une pièce adverse.
— J’ai votre Cavalier. Cela signifie-t-il que je récupère le wagon de queue ?
Kalypso explosa de rire.
— Que vous êtes naïve. Vous ne récupérerez rien. Vous pensiez vraiment que ça se passait comme ça ?
— C’est vous qui parliez d’être réglo.
— Je suis déçu, je vous croyais plus maligne que ça. Pour la peine, hop, un wagon en moins.
Il était impossible de toucher l’ego de la Récupératrice. Au cours de sa vie, elle avait reçu des milliers d’attaques directes sur sa personne. Connaissant sa propre valeur, elle laissait glisser. Mais elle ne pouvait supporter la souffrance des autres. Par sa faute, des innocents venaient de mourir une nouvelle fois. R sentit son cœur se serrer.
Elle devait se reprendre. La jouer autrement. Se concentrer sur la partie. En sauver un maximum. Et décaler la conversation sur un autre sujet que les wagons.
— Tour en C4.
— Fou en H6.
— Vous étiez l’un des Grands Dieux.
— J’aurais adoré. Je n’ai été qu’un de leurs nombreux adeptes. J’adorais leur cruauté et leur manière de punir de façon hasardeuse. Lors de leur chute, en leur hommage, j’ai décimé ma planète. Treize milliards de vies éteintes en moins d’un mois. Je pense qu’ils auraient apprécié.
R savait que son adversaire la fixait et guettait sa réaction. Mais elle choisit de rester focalisée sur le plateau de jeu. Kalypso poursuivit :
— L’Empire, lui, n’a pas apprécié. Alors j’ai fui. J’ai acheté ce train. Et depuis je m’amuse entre cavale et massacres de passagers malchanceux.
Un autre wagon se détacha. Puis encore un autre. À chaque fois, les cris de terreur se faisaient plus forts. Ça en devenait insupportable. La mercenaire ne parvenait pas à prendre le dessus dans la partie tout comme dans la réalité. Jusqu’à ce que :
— Cavalier en G7. Je prends votre Reine.
— Non, vous ne pouvez pas. Regardez bien le plateau, ma Reine est en G8. J’en profite donc pour prendre votre Cavalier. Hop, on allège le train.
R aurait juré que la Reine était en G7. Il était clair que Kalypso trichait. R comprenait les mots de Therissa. Elle devait le surpasser sur son propre terrain, qu’importe la manière.
— Vous savez tout sur tout.
— Si c’était le cas, je ne fuirais pas l’Empire à bord d’un train. Mon pouvoir est aussi aléatoire que le vôtre est puissant. Le trajet de ce train est aléatoire, ce qui lui permet d’être inarrêtable. Mon savoir l’est aussi. Ce qui me rend inarrêtable.
— Inarrêtable, rien que ça. Mais vous ne deviendrez jamais un Grand Dieu.
— Saviez-vous qu’à la base, ils n’étaient que des humains ? Ils n’ont obtenu le statut de divinité qu’à partir du moment où leurs pouvoirs les rendirent immortels. D’ailleurs, vous pourriez aussi prétendre à devenir un Grand Dieu.
Au loin, R entendit un autre wagon se détacher, accompagné des cris de terreur des passagers. Ces cris restaient ancrés dans sa tête, comme un écho infini. Elle n’osait plus faire avancer le moindre pion.
— Je vois. Vous voulez ma vie pour reconstituer cette ancienne dynastie.
— Bingo ! Avec vous à mes côtés, l’Empire ne me ferait plus peur et nous pourrions conquérir les étoiles.
— Sans moi, merci. Vous savez, vivre dans le passé n’est pas une bonne idée. La politique de l’Empire possède sûrement quelques défauts, mais elle sauve plus de vies qu’elle n’en met de côté.
— Ce qui permet aux plus faibles de prospérer. Ça me dégoûte.
R trouvait Kalypso absolument dangereux. Bien trop dangereux pour l’atteindre avec de simples mots. Ne lui restaient que ses mains. D’un geste rapide, elle posa sa paume sur le cœur de Kalypso. Cinq minutes loin de ses pensées malveillantes lui feraient du bien.
Hélas, rien ne se passa. Au contraire, Kalypso explosa de rire.
— Votre naïveté n’a donc aucune limite ? Vous pensez votre pouvoir absolu ? Ici, dans ce train, la réalité est mienne. J’en fais ce que je souhaite. Les échecs. Les passagers. Vous. Enfin non, pas vous. Tenez, pour cette attaque sur ma personne sacrée, c’est deux wagons en moins.
R était dos au mur. Seuls son Roi et quelques pions inutiles survivaient tant bien que mal. Elle décida de jouer selon “les règles”. Ses mains n’avaient pas d’effet sur Kalypso, mais elles en auraient sur le plateau. Notamment sur ce pion en A2.
— Chère Récupératrice, je crois bien que vous êtes mienne. Ma Reine en F2. Je prends votre pion et c’est échec et mat.
— Eh non, car mon Fou prend votre Reine.
— Quel Fou ? J’ai déjà pris les deux. Vous n’avez que trois pions.
— Regardez bien le plateau. Mon Fou se cachait en A2. Vous n’étiez pas attentif.
— Vous avez triché !
— Prouvez-le.
R n’aurait pas dû être fière de changer le cours du match en trichant. Mais une partie d’elle se voyait soulagée à l’idée d’avoir rendu la pareille à son adversaire. La suite et la fin du match fut une affaire des plus simples. Elle utilisa à nouveau ses pouvoirs pour changer le champ de bataille, sous les yeux écarquillés de Kalypso.
Lorsque son Roi fut échec et mat, Kalypso s’affaissa dans son canapé en croisant les bras. Il s’était tu. R y vit la réaction d’un adolescent à qui on avait enlevé un jouet.
Après avoir boudé quelques minutes, Kalypso revint à lui.
— Vous avez gagné. Votre pouvoir est plus fort que le mien. Comme convenu, le train s’arrêtera en station, les passagers pourront sortir.
— Tous ?
— Oui, tous. Ce train a besoin de ses passagers pour se déplacer, je ne peux pas me permettre de les perdre. Il y a des règles auxquelles je ne peux déroger. Vous avez aussi le droit à votre Question. Soyez précise, je ne répondrai qu’à une seule demande.
— Avez-vous assassiné l’Impératrice Tournesol ?
— Hélas, non. Mais j’aurais adoré.
Le train stoppa sa folle course dans la station spatiale suivante. Les passagers descendirent et reprirent très vite leur quotidien, comme si cet événement n’avait été qu’un simple rêve.
Quand R quitta le train, Kalypso l’attrapa par la manche. Il lui répéta qu’il était déçu d’avoir perdu, non pas pour les passagers, mais bien parce qu’il pensait qu’ils auraient fait une sacrée équipe tous les deux. Puis il ajouta quelque chose que R n’oublia pas.
— Récupératrice, à propos de votre Question. Mon savoir n’est pas absolu, mais sachez que votre réponse se trouve beaucoup plus proche que vous ne le pensez.
Le train repartit. R demeura sur le quai, traversée d’un sentiment nouveau. Un sentiment inconnu. Au plus profond d’elle-même, elle aurait souhaité que cet homme disparaisse. Pire encore, elle aurait voulu lui faire du mal. Très mal. Et étonnamment, ce sentiment ne partait pas.
La suite dans le chapitre 12.
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