L’exposition “Uber Life” s’ouvre sur une petite pièce plongée dans le noir. Au centre, une lourde sculpture de béton semble étinceler. Elle représente l’imposant sac isotherme que livreurs et livreuses portent sur le dos et remplissent de commandes de menus à acheminer aux quatre coins des villes.
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Peinte en dorée et placée sous verre, la pièce représente “l’eldorado” que symbolise un compte de livreur·se Uber pour nombre de jeunes en quête d’un emploi où il est possible de faire de l’argent rapidement et de façon indépendante. En contrepartie, souligne Tassiana Aït Tahar, le statut est précaire et très peu reconnu – il est très facile pour un·e livreur de se faire éjecter de la plateforme, et ce pour toujours, d’où l’aspect si précieux donné à la sculpture.
© Tassiana Aït Tahar
Raconter la réalité, de l’intérieur
Elle-même livreuse depuis 2019, Tassiana Aït Tahar a documenté son quotidien à coups de photos et vidéos Snapchat. Sa collection de moments d’attente partagés, de souvenirs de livraisons en solitaire ou de matches de foot improvisés a fini par lui donner l’idée d’un court film : Uber Life.
“J’ai fait cette vidéo parce que je ne me sentais pas du tout représentée par les reportages sur Uber Eats où on ne voit que des livreurs sur leur vélo, en train de galérer. Je me suis dit : ‘Ce n’est pas ma réalité, il faut que je parle de notre quotidien, de la fraternité qui nous unit'”, nous explique-t-elle face à ses œuvres.
© Tassiana Aït Tahar
C’est au moment du premier confinement que l’artiste décide de faire de son expérience le point de départ d’un projet artistique décliné sous de nombreux formats (une série photo, un jeu vidéo et plusieurs installations) ainsi, aujourd’hui, qu’une exposition du même nom. Voyant à quel point “les gens étaient choqués” quand elle racontait sa réalité, elle s’est rendu compte qu’il était nécessaire d’expliquer “ce qu’il s’y passait”. “C’est trop grave, trop important”, appuie-t-elle.
“En première ligne”
Face aux dangers encourus (qu’il s’agisse des comportements de la clientèle, des contrôles incessants de la BAC ou du Covid-19), Tassiana Aït Tahar veut mettre en lumière le travail des livreurs et livreuses :
“[Pendant le confinement], on était tout le temps dehors, sans masque, sans gants et si on ne travaillait pas, on n’était pas rémunéré·e·s parce que c’est de l’auto-entreprenariat. C’était les débuts de l’épidémie, on devait sonner chez les gens, taper les codes, monter les étages… On était un peu en première ligne, et malgré tous ces risques qu’on prenait pour livrer des gens qui ne pouvaient pas se déplacer (des personnes âgées ou handicapées entre autres), personne ne parlait de nous nulle part.”
La roue de l’infortune. (© Tassiana Aït Tahar)
Un projet interactif et immersif
Afin de remettre au centre de l’attention des personnes “qu’on ne voit même plus dans le paysage” et finissent par faire partie du décor, l’artiste présente une belle série photo en noir et blanc ainsi que des installations qui invitent le public à se mettre dans la peau d’un·e livreur·se.
La Roue de l’infortune offre plusieurs possibilités au public : “Vous tombez sur un client relou” ; “Vous avez une course à 5 euros” ou encore “Votre véhicule est en panne, vous êtes immobilisé toute la semaine”. À côté de la roue, un vélo d’appartement est relié à un écran plat qui diffuse Ubergame, un jeu vidéo inspiré de GTA et conçu “de A à Z” par des jeunes développeur·se·s en deux mois. Dans la ville de Créteil, l’avatar doit récupérer une commande et la livrer à bon port malgré des “contraintes imposées” qui le “rapprochent le plus possible de la réalité”.
© Tassiana Aït Tahar
Si l’artiste se réjouit de voir des jeunes et des familles jouer à son Ubergame et s’émerveiller devant sa reproduction du terrain d’attente des livreur·se·s, près du KFC de Créteil, elle voulait aussi créer une prise de conscience au public et, peut-être, “changer des comportements” :
“Les clients savent qu’on ne leur dira rien. Ils se disent qu’ils ont affaire à des jeunes de cité ou des personnes sans papier et qu’ils peuvent tout se permettre, ils se sentent tout permis. C’est pour ça que j’ai créé ‘Uburnout’, [une œuvre collage] sur les dysfonctionnements qui mènent à la fatigue psychologique des livreurs. […] C’est composé de mes propres captures d’écran ou de celles de mes potes.”
Uburnout. (© Tassiana Aït Tahar)
On y lit les menaces, les insultes, les incivilités ou encore les messages à caractère sexuel reçus par l’artiste et ses collègues, des agressions quotidiennes passées sous silence. La silhouette dessinée à la craie sur ces images rappelle que certain·e·s jeunes sont mort·e·s ou ont été blessé·e·s dans l’exercice de leurs fonctions.
Le projet, dense et pluriel, de Tassiana Aït Tahar mélange savamment les échelles, les expériences et les media. Habitué·e·s des plateformes de livraison ou pas, client·e·s, restaurateur·rice·s ou livreur·se·s, tout le monde tirera quelque chose de l’exposition, mais, l’artiste l’affirme en conclusion, sa “plus grande victoire”, c’est lorsque ses collègues livreurs viennent lui dire “qu’ils se sentent enfin représentés”.
© Tassiana Aït Tahar
© Tassiana Aït Tahar
© Tassiana Aït Tahar
© Tassiana Aït Tahar
© Tassiana Aït Tahar
Vous pouvez retrouver Tassiana Aït Tahar sur son compte Instagram. Son exposition “Uber Life” est présentée au Cent-Quatre (Paris) dans le cadre du festival Les Singulier·ère·s, aux côtés de “40 ans, 70 kg” d’Éléa-Jeanne Schmitter.