Cécile Delarue est journaliste et elle a enquêté sur les dessous du procès Johnny Depp/Amber Heard pour comprendre comment les réseaux masculinistes sont parvenus à retourner l’opinion publique.
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Dans son documentaire Affaire Johnny Depp/Amber Heard – La justice à l’épreuve des réseaux sociaux réalisé pour La Fabrique du mensonge sur France 5, elle tente de comprendre la frénésie médiatique qui a entouré le procès pour diffamation qui a opposé les deux stars d’Hollywood qui s’accusent de violences conjugales depuis 2016 et les ressorts de la campagne de haine et de dénigrement sans précédent contre l’actrice américaine.
Elle a découvert que derrière les moqueries dont sont coutumiers les réseaux sociaux, se cachait en réalité une campagne orchestrée par des réseaux masculinistes, des groupes d’hommes nourris de leur haine des femmes.
Konbini | Le dernier verdict a été prononcé il y a peu mais le couple Amber Heard/Johnny Depp s’accuse de violences conjugales réciproques depuis de nombreuses années. Pouvez-vous nous faire un rapide rappel de cette affaire ?
Cécile Delarue | Cette histoire commence en 2016, quand Johnny Depp et Amber Heard se séparent et que cette dernière apparaît devant les caméras des journalistes people à la sortie d’un tribunal, à Los Angeles, avec des bleus sur le visage. À ce moment-là, c’est juste une histoire “people” mais six ans plus tard, le procès en diffamation qui les oppose va fasciner le monde entier et mobiliser de façon totalement inédite les réseaux sociaux. On parlera plus de ce qui s’est passé entre cet homme et cette femme que de la guerre en Ukraine.
À quel moment avez-vous avez pris conscience de l’importance des réseaux masculinistes dans la réception de ce procès ?
Ça s’est fait en deux temps. J’ai d’abord voulu comprendre pourquoi est-ce que tout le monde s’est passionné pour cette histoire et surtout, pourquoi est ce que tout le monde s’est mis à se moquer d’Amber Heard. C’est justement sur les réseaux sociaux de Konbini que j’ai remarqué que sous les articles sur les témoignages d’Amber Heard, les premières réactions étaient des rires ou des émojis moqueurs alors même que les titres des papiers étaient très factuels. La question n’était donc pas de savoir si elle mentait mais pourquoi elle a subi tant de moqueries.
Vous choisissez donc de ne pas revenir sur le procès ou le jugement mais de vous concentrer sur l’appropriation que s’en est faite le grand public ?
Oui, le but n’était pas de refaire le procès mais d’essayer de comprendre comment l’opinion publique a été retournée. Comment toute une génération plutôt acquise à la cause #MeToo et consciente du fait qu’il faut croire les femmes s’est retrouvée à se moquer d’une femme qui disait avoir été victime de violences domestiques et de violences sexuelles ?
Avez-vous hésité à réaliser ce documentaire de peur d’être à votre tour victime de raids masculinistes ?
Je n’ai pas hésité à faire ce documentaire mais j’ai eu un peu peur — et j’ai toujours un peu peur aujourd’hui — des conséquences sur les personnes dont je parle. Car l’autre question que je pose à travers ce documentaire, c’est si les femmes ont le droit de parler, si elles ont le droit de raconter en ligne, et donc sur la place publique, ce qui leur est arrivé. En posant cette question, je peux effectivement me retrouver la cible des réseaux masculinistes dont je parle dans ce documentaire.
Mais je suis journaliste et je ne peux pas me retirer des réseaux sociaux qui me permettent de comprendre ce qui se passe dans le monde. Les réseaux sociaux sont également très particuliers pour moi car j’ai été une des femmes qui a témoigné contre Patrick Poivre d’Arvor et Twitter m’a permis de parler et de déclencher d’autres témoignages.
Pouvez-vous expliquer la différence entre les “masculinistes”, “incels” et “ultra-conservateurs” ?
Le masculinisme, c’est une idéologie qui pense que la société va au plus mal parce que les femmes ont pris trop de pouvoir et que le féminisme serait un danger. À l’intérieur de cette pensée politique, il y a différents courants, notamment un mouvement qui est particulièrement inquiétant, les “incels”, pour “involuntary celibates”, qui est considéré comme un mouvement terroriste en Europe et aux États-Unis. Les “incels” estiment qu’ils n’ont pas de vie sexuelle à cause des femmes qui leur doivent la sexualité et qu’elles doivent donc payer. C’est une idéologie qui peut sembler naïve quand elle est expliquée comme telle mais qui développe des comportements extrêmement dangereux car plusieurs hommes sont passés à l’acte et ont tué des femmes.
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Comment avez-vous identifié ces influenceurs masculinistes, qui ne sont donc pas un bloc uniforme avec une tranche d’âge définie, qui ont œuvré dans le procès Depp/Heard ?
On a d’abord essayé de remonter une sorte de rumeur qui a commencé à remanier la façon dont les choses étaient racontées. On a vu que sur YouTube en particulier, il y avait des youtubeurs sans visage, anonymes, avec des avatars et des noms un peu étranges, qui avaient accès à des informations exclusives qu’on ne pouvait trouver nulle part et qui mettaient en cause Amber Heard et ce, bien avant le procès pour diffamation ultra-médiatisé. On s’est rendu compte que c’était des personnes qui avaient très envie de valoriser Johnny Depp et qui voulaient surtout démontrer qu’Amber Heard mentait ainsi que toutes les femmes.
Un chiffre sans équivoque de la puissance de leur lobbying est la différence de vues entre les deux hashtags de soutien sur TikTok : 21,8 milliards pour Depp vs 150 millions pour Heard.
Oui, il y a eu une guerre orchestrée par les masculinistes autour d’un hashtag, #JusticeforJohnnyDepp, qui a commencé lors du premier procès à Londres en 2018 [Johnny Depp a décidé de poursuivre en diffamation la société éditrice du Sun suite à la publication d’un article intitulé “How Can JK Rowling be ‘genuinely happy’ casting wife beater Johnny Depp in the new Fantastic Beasts film?”, ndlr], bien avant le procès qu’on a tous suivi sur les réseaux sociaux en 2022. Ils ont essayé de faire remonter ce hashtag qui met en avant Johnny Depp dans les tendances sur les différents réseaux sociaux afin qu’il sorte en premier dès qu’on fait des recherches sur cette affaire. C’est ce qui va permettre — entre autres — à Johnny Depp de triompher sur Amber Heard.
Pourquoi, selon vous, la figure d’Amber Heard suscite tant de haine, bien au-delà des cercles masculinistes ?
Amber Heard a tout pour plaire et pour déplaire. C’est la “parfaite victime imparfaite”. Elle est froide, elle est belle, elle a l’air intéressée et on a tout de suite en tête le cliché de la jeune actrice qui monte face à l’homme puissant et installé. C’est également une très mauvaise actrice de sa propre vie. Quand Amber Heard parle au procès, quand on voit ses pleurs, on a l’impression que c’est une actrice qui joue mal et qu’elle n’est pas sincère. Ça nous projette dans une sorte de téléréalité alors que nous sommes face à l’histoire de deux personnes qui ont vécu un drame. Mais ce sont juste nos biais qui sont profondément ancrés.
Quand Johnny Depp parle, c’est l’inverse qui se produit. C’est un acteur formidable, le plus payé au monde. Quand il arrive au procès, il fait le show, se permet de faire des blagues sur sa consommation excessive de drogue et d’alcool alors qu’on voit des vidéos où il est violent et où on a peur pour Amber Heard. Mais on le croit, on rit même avec lui et on veut qu’à la fin, ce soit le pirate des Caraïbes qui gagne.
Cette impression d’assister à une téléréalité a-t-elle mis le public à distance et exacerbé les moqueries ? Est-ce que, sans cette diffusion en ligne, Amber Heard aurait été aussi violemment harcelée ?
Amber Heard a été harcelée à partir du moment où elle a demandé le divorce et une ordonnance de protection. Elle a très peu parlé, elle n’avait pas le droit car elle avait signé un accord avec Johnny Depp. Elle a simplement montré des bleus. Elle prendra la parole en 2018 quand elle publiera un édito dans le Washington Post où elle dénonce le harcèlement dont elle a été victime après avoir témoigné de violences domestiques et elle va devenir la femme la plus détestée au monde. La pétition qui demande son retrait d’Aquaman 2 sera la plus signée de l’histoire.
La question qui se pose est donc s’il fallait diffuser ce procès en ligne et dans son intégralité car ça a complètement changé la façon dont on voyait les choses. Aux États-Unis, les procès en diffamation sont construits de façon à ce qu’on entende d’abord la personne qui a demandé le procès. Johnny Depp, qui est celui qui a demandé la diffusion en ligne de ce procès, a donc eu quatre semaines pour s’exprimer et nous convaincre. Il a totalement retourné l’audience. Le procès a duré sept semaines et certaines personnes l’ont suivi 24 heures sur 24. D’autres ne visionnaient que des extraits retravaillés par certaines personnes qui voulaient manipuler la façon dont on voyait les choses.
Pensez-vous que Johnny Depp était conscient de la nature de ses soutiens ?
Je ne suis pas Johnny Depp mais il est certain que sa défense a joué avec le feu. Ses avocats ont eu une réflexion très intelligente sur la façon de mettre en avant leur client et ne se sont pas immédiatement tournés vers les médias traditionnels. Ils ont été vers des youtubeurs et des influenceurs anonymes et masculinistes qu’on a davantage tendance à croire dans un contexte de défiance envers les médias traditionnels.
Pensez-vous que la cour a pu, elle aussi, être influencée par ces discours masculinistes ?
On ne sait jamais ce qu’il se passe dans la tête de quelqu’un quand il doit décider ou non de la culpabilité d’une personne. Mais le jury a forcément été atteint par ces discours. Normalement, lors de procès très médiatiques, comme celui d’O.J. Simpson ou de Michael Jackson par exemple, le jury est interdit d’accès aux médias. Mais c’est beaucoup plus simple d’interdire de regarder CNN que d’interdire l’accès à son propre smartphone.
Les jurés ont donc été confrontés en permanence à tout ce qu’il se disait sur les réseaux sociaux et c’était une masse absolument délirante. Il était totalement impossible pendant ces sept semaines de ne pas tomber sur du contenu pro Johnny Depp. C’est donc assez improbable que les jurés aient réussi à aller à l’encontre de ce qu’il pouvait se dire partout dans le monde entier.
La défense d’Amber Heard était-elle consciente de l’ampleur de la campagne de dénigrement qui avait lieu contre leur cliente en ligne ? La plaidoirie avec la palette de maquillage était très risquée dans ce contexte…
Oui, sa défense savait qu’il y avait un danger et ses avocats ont essayé de suspendre la diffusion en ligne du procès mais elle n’a pas réussi. On était arrivé à un point où tout pouvait être utilisé contre elle, de toute façon. Toute cette histoire de palette de maquillage est vraiment impressionnante. Son avocate l’a montrée quelques secondes, simplement pour appuyer le fait qu’Amber Heard devait cacher ses bleus. Elle n’a pas dit qu’elle utilisait cette palette spécifiquement et c’était assez évident car, quand on regarde l’image, on voit que la palette est neuve. Il s’est ensuite passé plusieurs semaines avant que la marque décide d’utiliser cette information pour en faire une fake news.
Quand j’ai vu passer le communiqué de la marque, moi-même j’y ai cru complètement. Ça a été repris comme une véritable information dans des journaux classiques qui font très bien leur travail habituellement. Ça dit beaucoup de choses de l’état des médias aujourd’hui…
Dans votre documentaire, on voit qu’une organisation a eu accès aux messageries d’Amber Heard et a pu constater la violence du cyberharcèlement qu’elle subissait. Il n’y a eu aucune mesure prise pour la dédommager ?
Le harcèlement en ligne d’Amber Heard a débuté très tôt, notamment sur Instagram. Le Centre de lutte contre la haine numérique a eu accès ses DM et a constaté les menaces de mort et de viol permanentes qui lui étaient envoyées. Le problème, c’est que les plateformes ne bloquent pas ces personnes, même quand elles sont dénoncées. Il y a un sentiment d’abandon de la part des victimes et d’impunité pour les harceleurs. Les réseaux sociaux se nourrissent de cette haine. Plus on hait Amber Heard, plus on s’engueule et plus il y a de volume et de likes. Ça crée du contenu et ça plaît aux plateformes, qui peuvent vendre davantage d’espaces publicitaires.
Avez-vous un autre exemple d’un tel acharnement public et médiatique sur une femme ? Je pense notamment à Monica Lewinsky.
Cette histoire a retourné l’opinion publique mais également hollywoodienne qui, depuis cinq ans, était devenue plutôt féministe. Aux États-Unis, toutes les stars ont soutenu Johnny Depp. Il y a une seule femme qui a soutenu publiquement Amber Heard, c’est effectivement Monica Lewinsky. Elle a écrit un article pour Vanity Fair où elle explique qu’elle a vécu la même chose au tout début d’Internet, un harcèlement qui était mondial et elle se bat aujourd’hui pour essayer de faire bouger les choses.
Le plus saisissant dans votre documentaire, c’est l’impact sur la jeune génération, qu’on imagine pourtant plus sensibilisée au féminisme. C’est elle qui a tourné le plus virulemment en dérision les témoignages d’Amber Heard, notamment sur TikTok…
Oui, on pensait que la génération post #MeToo avait compris que les violences sexuelles et sexistes étaient un sujet grave et important. Tout à coup, cette même génération s’est mise à harceler et à humilier une femme. Ça nous rappelle que le combat ne s’arrête jamais et qu’on peut toujours revenir en arrière. Grâce à notre enquête, on a également compris que les masculinistes ont été très présents dans la couverture de ce procès mais le sont aussi de façon générale sur les réseaux sociaux. Cinq ans après #MeToo, il y a toujours des discours ignobles et réactionnaires qui sont prononcés et qui atteignent les personnes les plus jeunes.
Pensez-vous que la justice va apprendre de la réception de ce procès ? Va-t-il créer un précédent dans le traitement des affaires de violences conjugales ?
Non, je ne pense pas que la justice apprenne quoi que ce soit de ce procès. Mais c’est nous, en tant que citoyens, qui devons être interpellés. Pendant mon enquête, je me suis demandé comment ça se serait passé en France, au moment du combat de Robert Badinter contre la peine de mort, si on avait eu les réseaux sociaux. Ce documentaire n’est pas là pour faire bouger la justice mais pour nous faire réfléchir nous, sur notre façon de consommer les médias, de comprendre d’où est-ce qu’on nous parle, d’où vient une histoire et pourquoi on en rit.