Un écran noir s’accompagne de bruits de pas. Puis, quelques informations contextuelles apparaissent : nous sommes le 24 avril 2022, jour du second tour de l’élection présidentielle, et “les Français marchent à travers la capitale”. Les bruits de pas ne sont pas ceux d’une foule mais d’une seule personne, “V., une habitante de banlieue”, qui descend les marches de sa tour pour “effectue[r] son périple hebdomadaire vers Paris en quête de divertissement… et de café”.
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Long d’un peu plus de sept minutes, Grande Latte Disprezzo, le court-métrage de Fodil Drici, consiste en une expédition marchée, au rythme de la musique de Maxence Janvrin et illustrée par des “techniques différentes”, nous confie le réalisateur : “On a de l’animation traditionnelle, des séquences faites sur papier, de la 3D pour le plan d’ouverture de ‘chute’ de la caméra et de chute des vêtements, et de la prise de vues réelles. La dernière séquence est un mélange entre animation et prise de vues réelles.”
“Grande Latte Disprezzo”. (© Fodil Drici)
Réalisé dans le cadre d’une commande Arte au collectif Kourtrajmé (dont fait partie l’artiste), le court-métrage condense des thèmes récurrents de son travail, des histoires “de frontières, de passage d’informations, de prise de conscience”, en traitant d’une réalité qui le touche et que les médias ne relaient pas forcément : “[C’est la réalité] des jeunes qui m’entourent, celle de mes sœurs, la mienne aussi.”
Raconter l’éloignement de façon graphique et narrative
Fodil Drici a également décidé de montrer “deux univers graphiquement assez éloignés”, afin de représenter la distance ressentie entre Paris et la banlieue et la façon dont V., en ce 24 avril révolté, “n’a pas conscience de ce qui se joue, déconnectée des enjeux de cette journée” :
“Elle ne découvrira les images de ce qui s’est déroulé en ce jour si insouciant pour elle qu’une fois devant sa télé. Le focus est donc d’abord mis sur cette question : qu’est-ce que je, et on, ressent comme […] grandes difficultés quand on habite en banlieue. L’éloignement avec la culture, avec le divertissement et, plus dangereusement, avec l’actualité.
J’ai le sentiment que les informations restent bloquées à la frontière qu’est le périph’. Que, finalement, Paris n’a qu’une vision floue de ce que vit la banlieue et qu’un ou une jeune habitant·e de banlieue peut très vite être déconnecté·e des enjeux qui concernent la France mais qui ne sont discutés, à tort, qu’à l’intérieur de Paris.”
“Grande Latte Disprezzo”. (© Fodil Drici)
Grande Latte Disprezzo raconte une histoire de frontières, mais aussi de liens. Le personnage de Fodil Drici “a peut-être conscience du drame de ce jour”, imagine-t-il, mais, pour “sa survie”, elle ne peut le voir :
“C’est le fait de se retrouver devant les images le soir-même et devant cette chaîne qui lui dit que la France s’embrase qui lui fera rejoindre le mouvement et le feu qu’elle avait finalement depuis longtemps en elle.
Cette désillusion qui commence à se fragmenter m’intéresse aussi. Entre ces moments où on tente à tout prix de rester dans la matrice et les moments où notre cerveau ne peut encaisser autant d’images, de douleurs, de mépris.”
“Grande Latte Disprezzo”. (© Fodil Drici)
Une marche à contresens
Raconter cette histoire à travers un personnage qui marche n’est pas anodin. Le cinéaste note une règle de cinéma “qui dit que les gentils vont toujours de la gauche vers la droite” : “Ce qui est drôle, c’est que dans le cas de mon personnage, c’est le sens opposé à la réalité. Pour faire le trajet du 93 à Châtelet, on va de la droite vers la gauche. Et ce personnage qui marche pendant cette journée à contresens illustre bien les propos du film.”
Centré autour de la jeunesse et son rapport à la politique, le film résonne évidemment avec l’actualité – dont le blocage de la Sorbonne, ces jours derniers, par des jeunes qui exprimaient leur colère face aux résultats du premier tour de l’élection.
“Je dirais que ce film parle de la situation dans laquelle se retrouve la majorité de la jeunesse française, en trop-plein d’images, de violences, de mépris subi, de consommation, et sous pression depuis trop longtemps. Le premier tour de l’élection ne l’aura pas aidée à avoir plus confiance en l’avenir et j’ai bien peur que le 24 [avril prochain] ne soit pas plus réjouissant.”
“Grande Latte Disprezzo”. (© Fodil Drici)
Enfin, de façon plus concrètement liée au milieu du cinéma, Fodil Drici note le manque de diversité au sein du cinéma d’animation, “parmi ses artistes mais également dans les représentations qu’il propose” :
“Il n’y a pas d’animation de banlieue, parce que c’est un long apprentissage qui ne s’effectue que dans des écoles très coûteuses et il n’y a qu’une minorité de jeunes qui peuvent se permettre de financer ces écoles. J’ai pris un chemin plus long et détourné pour apprendre à faire tout ça. C’était important pour moi de parler de sujets dont on ne parle pas en animation mais aussi de représenter des visages qui ne sont que trop peu représentés”, conclut l’artiste.
“Grande Latte Disprezzo”. (© Fodil Drici)
“Grande Latte Disprezzo”. (© Fodil Drici)
“Grande Latte Disprezzo”. (© Fodil Drici)
“Grande Latte Disprezzo”. (© Fodil Drici)
Vous pouvez retrouver le travail de Fodil Drici sur son compte Instagram et son court-métrage sur le site d’Arte. La musique du court-métrage est signée Maxence Janvrin.