Spike Island, à Bristol, abrite certainement le sombre recoin le plus photographié du Royaume-Uni. C’est là que se trouve La Jeune Fille au tympan percé, une des nombreuses œuvres que le mystérieux artiste de rue Banksy a tatoué la ville. Sa ville.
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Réalisée en 2014 au pochoir, l’œuvre est un pastiche de La Jeune Fille à la perle du peintre hollandais Vermeer, Banksy ayant malicieusement remplacé la perle nacrée pendant à l’oreille du modèle par un boîtier d’alarme hexagonal.
La création, une des plus célèbres de l’artiste britannique, attire quotidiennement son lot de “chasseur·se·s de murs”, ces touristes en quête de graffitis qui s’empressent généralement de publier leurs photos sur les réseaux sociaux… Et que l’on retrouve souvent à un quart d’heure de marche de là, en plein centre de la grande ville du Sud-Ouest de l’Angleterre, devant une autre œuvre phare de Banksy, le Well Hung Lover.
Jouant avec l’environnement urbain, le facétieux artiste a peint sur la façade d’une clinique spécialisée dans les questions de sexualité (qui a depuis déménagé) une fenêtre en trompe-l’œil où se joue un drame vaudevillesque entre une femme, son amant et son mari.
“C’est une femme qui a trompé son mari mais le trouble-fête est suspendu à la fenêtre” pour ne pas être vu, décrypte un passant venu de Metz en voyage scolaire à Bristol avec une vingtaine de camarades, attestant de l’attrait touristique suscité par Banksy.
“On ne sait pas qui c’est”
Arrêté devant l’œuvre, le groupe écoute attentivement la guide évoquer le mystère qui entoure le roi du street art. “On ne sait pas qui c’est. On dit que c’est quelqu’un qui vient de Bristol […]. Et maintenant, on vend ses peintures pour des fortunes.”
De Banksy, on ne sait effectivement pas grand-chose, au-delà de ses œuvres qui ont fait de lui l’un des artistes les plus célèbres de sa génération. Il doit d’ailleurs en partie sa renommée à l’incertitude qui entoure son identité. Comme il l’a déclaré avec l’ironie qui le caractérise : “On ne m’a jamais écouté – jusqu’à ce qu’on ne sache plus qui je suis.”
En octobre 2018, il avait fait sensation lorsqu’une de ses œuvres tout juste vendue aux enchères à Londres, représentant une fillette lâchant un ballon rouge en forme de cœur, s’était à moitié autolacérée sous les yeux du public grâce à une broyeuse cachée dans le cadre.
Icône et pionnier
La légende voudrait que Banksy soit né à Bristol en 1974. Ado, il fréquentait un projet éducatif offrant aux jeunes graffeur·se·s la possibilité de pratiquer leur art sans avoir la police à leurs trousses, raconte John Nation, parfois surnommé le “parrain” du street art de Bristol. “Il venait […] et regardait les gens peindre. Il s’intéressait beaucoup à la culture hip-hop, au graffiti”, dit-il dans le Huffington Post.
Banksy aurait ensuite rejoint le DryBreadZ Crew (DBZ), un gang de street artistes, au début des années 1990, baignant dans un milieu culturel foisonnant nourri par le “Bristol Sound” de Massive Attack et Portishead, des groupes pionniers du trip-hop.
En 2001, l’artiste aurait accompagné les Easton Cowboys, club de foot amateur de Bristol, lors d’une tournée au Mexique et joué comme gardien de but contre des membres de la guérilla zapatiste… tout en habillant au passage quelques murs des messages contestataires dont il a le secret.
Le mystère s’épaissit par la suite, à mesure que Banksy devient célèbre et multiplie les performances à Londres, Calais, New York, Gaza et ailleurs, dénonçant ici le consumérisme, là le sort des réfugié·e·s en Europe. Sans jamais oublier Bristol, où il revient régulièrement signer de nouvelles œuvres.
En deux décennies, Banksy a contribué à faire de cette ville de 460 000 habitant·e·s, parcourue par les entrelacs de la rivière Avon, l’une des capitales mondiales du street art, défrichant le terrain pour les quelque 150 artistes qui y travaillent aujourd’hui. “Sa popularité et son ascension ont permis au street art”, discipline souvent perçue comme sauvage et clandestine, “d’être acceptée”, souligne le street artiste britannique Jody Thomas, dont plusieurs œuvres ornent les murs de Bristol.
Pacte du silence
Il suffit de s’y promener pour réaliser la relation unique qu’entretient cette forme d’art avec la ville. Le quartier de Bedminster est ainsi constellé de fresques urbaines, comme un musée à ciel ouvert. Dans celui de Stokes Croft, entre boutiques de DJ et restaurants de falafels, Banksy a peint son Mild Mild West : un ours en peluche prêt à en découdre avec des forces de l’ordre antiémeutes, éloge de la contestation chère à l’artiste, mais aussi à la ville.
Bristol a toujours été animée par un “très fort sentiment d’indépendance”, par l’idée “qu’on n’a pas besoin de faire comme tout le monde”, explique Rob Dean, de l’organisation culturelle Where the Wall. Ce que Banksy a donné à Bristol, la ville le lui rend en préservant son anonymat, tel un pacte secret qu’auraient scellé ses habitant·e·s.
“Il y a eu des moments où son identité a failli être révélée mais certaines personnes ont eu des conversations ou pris des mesures pour que ça n’arrive pas”, explique Steve Hayles, patron de la Upfest Gallery, haut lieu du street art à Bristol.
Banksy, “c’est comme le père Noël”, résume-t-il. “Vous n’avez pas envie qu’on dise à vos enfants qu’il n’existe pas. De la même manière, vous n’avez pas envie qu’on vous dise : ‘Eh bien voici qui est Banksy'”. Motus et bouche cousue.