Le 22 novembre 2010, le rappeur et producteur Kanye West sort son album le plus ambitieux, My Beautiful Dark Twisted Fantasy. L’artiste de Chicago est alors au centre de toutes les attentions après les énormes succès du blockbuster Graduation, puis du pop et expérimental 808s and Heartbreak, grâce à son utilisation révolutionnaire et personnalisée de l’autotune.
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Kanye entamait alors une énorme métamorphose, celle qui va rendre sa carrière mythique, en s’éloignant de la soul accélérée qu’il a développée à ses débuts avec le label Roc-A-Fella. À la fin des années 2000, le rappeur-producteur cherche autre chose, une profondeur inédite, un point d’appui immuable. Peut-être sans vraiment en avoir conscience, Kanye West cherche à construire son Thriller, son œuvre ultime.
Depuis que Kanye a perdu sa mère, Donda West, en 2007, son identité artistique explose de toute part. Kanye fait face à un chagrin incommensurable qui fait ressortir ses démons grandissants : la mégalomanie, le mauvais goût et l’addiction au porno. Le monde découvre plus amplement ce personnage imbu de lui-même, accompagné d’Amber Rose et d’une bouteille d’Hennessy, lors de la cérémonie des VMAs en 2009 où Kanye crée un énorme malaise pendant la remise de prix de Taylor Swift.
Un exil à Hawaï pour faire face à ses démons
Cet incident, qui ne dure que quelques secondes, va influer sur le reste de la carrière de Kanye West, le rendant encore plus extrême dans ses prises de parole et dans son art. Assailli par les médias et l’industrie musicale qui lui demandent des comptes, Kanye West décide de partir au Japon puis à Rome et enfin de s’isoler à Hawaï pour créer en se servant de toutes ses émotions contradictoires, entre pouvoir, gloire, excès, peine et désillusion. Une retraite loin des caméras et du tourbillon de la célébrité, que Kanye annonce sur le plateau du Tonight Show de Jay Leno afin de se recentrer et retrouver son véritable équilibre.
Cette incroyable période d’enregistrement à Hawaï, qui va durer presque un an, est certainement l’âge d’or dans la carrière de producteur et de rappeur de Kanye West. L’artiste y apparaît comme un chef d’orchestre, sûr de lui, avec une superbe direction mais aussi ouvert à de nombreuses expérimentations. Après l’incursion pop sur 808s and Heartbreak, Kanye veut continuer le mélange total dans son instrumentation et il invite une pléthore d’artistes pour trouver la précision qu’il recherche, sa note bleue personnelle.
Ainsi, Pete Rock, RZA, No I.D., Swizz Beatz ou Q-Tip se croisent pour offrir des racines solides à la production que Kanye recherche. À côté de cela, S1, Hit-Boy ou Lex Luger passent aussi du temps au studio d’Hawaï pour apporter une vision neuve. Ce mélange des styles et des époques ouvre des portes incroyables, avec Mike Dean en entremetteur de luxe.
Kanye y trouve sa définition, iconique et épique, de My Beautiful Dark Twisted Fantasy en mixant des batteries très fortes et séculaires avec des mélodies et des instruments plus pop et modernes. Un premier extrait sort alors le 28 mai 2010, “Power”, et il y a toute cette recherche à l’intérieur.
“Power” est une première réponse aux critiques incessantes de l’artiste durant ces derniers mois. Kanye y aborde son rapport au succès et à la célébrité sur un sample vocal emprunté au groupe vénézuélien Afromerica (enregistré en France pour la petite histoire), avec un clin d’œil au rock progressif de King Crimson avec un “21s Century Schizoid Man” très à propos.
Kanye expliquera dans le documentaire The Art of Rap (2012) qu’il a mis plus de 5 000 heures pour peaufiner et terminer le texte de “Power”. Au final, il commence à y questionner sa santé mentale, un sujet qui va devenir totalement une norme dans les années 2010, mais qui à l’époque est encore très minoritaire dans le rap.
Le baroque version rap
Le visuel qui accompagne le morceau sera aussi totalement déterminant pour la suite, avec ces symboles très forts, entre mythologie grecque et égyptienne, mis en scène comme dans un tableau de Véronèse, Botticelli ou Titien. Cette esthétique grandiloquente et baroque sera le point de départ de Watch the Throne, le projet de Kanye avec son “grand frère” Jay-Z, qui sort une année après et dont de nombreux morceaux ont été initiés à Hawaï pendant les mêmes sessions d’enregistrement. En 2010, Kanye concentre ses innovations des précédents albums tout en créant ce qu’il va devenir ensuite : le roi du baroque dans le rap.
Avec cette profusion créative, Kanye West lance alors d’Hawaï un concept qui épouse totalement sa boulimie d’expression : les GOOD Fridays. Initié en août 2010 avec un remix de “Power” invitant Jay-Z et Swizz Beatz (encore du futur Watch the Throne), ce processus propose un morceau inédit chaque vendredi, directement extirpé des entrailles bouillantes du studio à Hawaï. Le rappeur/producteur lance ainsi son idée de musique perpétuelle, de flux continu, alors que le streaming n’en est qu’à ses balbutiements. Kanye ménage un suspense incroyable pour ce qui va devenir My Beautiful Dark Twisted Fantasy.
Ces GOOD Fridays permettent aussi et surtout à Kanye de créer des morceaux d’ensemble avec des nombreux artistes, des combinaisons inédites et sincères. Certains titres seront d’ailleurs gardés pour l’album tellement la collaboration a atteint son apogée. C’est le cas de deux des plus beaux couplets de l’album, mais aussi de la carrière des rappeurs invités : Nicki Minaj sur “Monster” et Rick Ross sur “Devil in a New Dress”.
Kanye arrive à sortir le meilleur de ses invités et ça en dit beaucoup sur l’intensité, le travail et le chaos qui devaient régner pendant cette période d’isolement et de création. Sur l’album, on retrouve aussi cette explosion d’équipe sur “Gorgeous”, avec notamment un retour de Raekwon au top, “So Appalled” ou “See Me Now”.
Collectif sublimé et introspection sans concession
My Beautiful Dark Twisted Fantasy est un cocktail étrange de création collective ultime avec des dizaines de noms sur chaque morceau, mais aussi l’avènement d’une écriture très personnelle et introspective pour Kanye. C’est ce grand écart entre blockbuster et film indé qui semble en créer tout le sel. Et le meilleur symbole en est sûrement “Runaway”.
Présenté en même temps qu’un film de 34 minutes, ce morceau synthétise toutes les ambitions de Kanye à cette époque. Une note de piano stridente et sans fin pour débuter un morceau de 9 minutes qui évoque l’arrogance et l’insécurité, sa relation avortée avec Amber Rose et sa fierté mal placée. Ponctué par un couplet génial de Pusha T, “Runaway” est un des plus beaux morceaux de la carrière de Kanye West, à la fois ambitieux et intime, grandiloquent et sincère, rap et pop.
Cette même recette étrange, que seul Kanye West peut réussir, se trouve aussi être l’essence de son plus gros succès : “All of the Lights”. Comme Public Enemy en son temps, ce morceau semble trop chargé, comme si des milliers des pistes audio tournaient en même temps avec un orchestre symphonique par-dessus. Pourtant, tout est clair, précis, une locomotive en marche à grande vitesse, implacable, grandiose.
Il y a plus de quatorze chanteurs et chanteuses crédités sur ce morceau, dont Elton John, Rihanna, Drake et Alicia Keys. Pourtant, rien ne déborde, ne passe au-dessus, comme si Kanye avait trouvé la formule pour faire sonner le collectif comme une œuvre individuelle. Tous les invités ont connu des problèmes avec la célébrité, le regard incessant du public, les caméras et les flashs toujours tournés vers eux.
La prédiction d’un mal-être généralisé
Dans ce titre comme dans l’ensemble de My Beautiful Dark Twisted Fantasy, Kanye synthétise tout ce mal-être globalisé avec le début de l’omniprésence des réseaux sociaux, les biais sociaux de la téléréalité et de l’information en continu. Même s’il va en devenir un acteur principal les années suivantes, Kanye West arrive à faire le point et à garder la tête froide face au pire de lui-même.
Il arrive à condenser le meilleur de tout ce qu’il a donné musicalement dans les années 2000, entre rap brutal et pop visionnaire, tout en offrant une vue vertigineuse sur ses failles, ses peurs et ses travers. Les mêmes qui vont continuer à le nourrir et le hanter, des années 2010 jusqu’à nos jours. Dix années après, le point culminant de cette courbe, My Beautiful Dark Twisted Fantasy, avait déjà tout prévu.
Réécoutez le meilleur album de Kanye West, My Beautiful Dark Twisted Fantasy.
Article publié le 20 novembre 2020 et mis à jour le 23 novembre 2021.