Quand Kanye West annonce qu’il ne sortira plus de musique au format CD, qui a perdu les faveurs du public, faut-il y voir la mort du support physique des œuvres musicales et le couronnement du streaming ? Pas si vite, répondent deux experts du secteur.
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Yeezus, sixième album studio de Kanye West, pourrait très bien être le dernier de sa carrière… à sortir en CD. Dans une série de tweets rédigés lundi 7 mars, le musicien a déclaré son intention de ne plus sortir d’album sous ce format, ni sous aucune autre forme physique, d’ailleurs : à l’en croire, vous n’écouterez plus sa musique “qu’en streaming”.
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Avec l’emphase qu’on lui connaît, celui qui s’est fait prendre en flagrant délit de téléchargement illégal la semaine dernière a ajouté qu’il considérait le packaging de Yeezus comme “un cercueil ouvert aux CD, RIP”. La pochette de ce disque, sorti en juin 2013, dénotait en effet par son minimalisme consommé, le disque nu sous le boîtier transparent – écho au single “Crystal” de New Order sorti en 2001 – poussant le concept jusqu’à l’appliquer à l’édition vinyle.
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The Life Of Pablo, son dernier effort long format mis en ligne le 14 février 2016, n’a jamais bénéficié de la moindre sortie physique, et n’en bénéficiera jamais à en croire son auteur. Son septième album est uniquement disponible sur la plateforme de streaming Tidal, dont il détient une partie du capital aux côtés de Jay Z et d’autres artistes décrits par NPR comme “les 1 % de la musique pop d’aujourd’hui” : Chris Martin, Rihanna, Beyoncé, Jack White, etc.
Le disque baisse de 15,9 % en 2015
C’est une coïncidence, mais la déclaration de Kanye West est intervenue quelques heures avant que le Syndicat national de l’édition phonographique (Snep) ne dévoile ses chiffres de la musique enregistrée en France pour l’exercice 2015, mardi 8 mars. Sans surprise, l’érosion du format physique se poursuit et baisse de 15,9 %, faisant plonger le marché global (physique + numérique) de 4,7 % sur l’année. Les revenus de la musique sont passés de 458,1 à 426 millions d’euros.
À l’inverse, le marché du numérique est au beau fixe : il a augmenté de 14,7 %, porté par une hausse de 44,6 % du streaming. Le streaming par abonnement, lui, a carrément bondi de 71,3 % en un an – alors que le téléchargement légal s’enfonce de plus de 20 %. La France compterait ainsi “3 millions d’abonnés, soit 1 million de plus en un an” aux plateformes telles que Spotify, Apple Music, Deezer, Tidal, etc. Et tous ces usagers ont généré plus de 100 millions d’euros de recettes – une somme multipliée par cinq, en cinq ans.
On comprend que le Snep, comme Kanye West, voie le streaming, unique souffle de vie dans une industrie à l’agonie depuis une quinzaine d’années (le chiffre d’affaires de l’édition phonographique en France a perdu la moitié de sa valeur entre 2003 et 2008…), comme la seule porte de sortie. Au micro de France Info mardi matin, Guillaume Leblanc, directeur général du syndicat expliquait que, grâce aux revenus tirés du streaming, “il suffira de quelques mois, quelques années pour retrouver le chemin de la croissance”. En effet, c’est aujourd’hui l’unique “levier de croissance” du secteur. L’oracle Kanye West a-t-il le nez fin lorsqu’il parie sur la mort du format CD ?
Le CD fait de la résistance
Il semble bien trop tôt pour le dire. Malgré une forte baisse de ses ventes en unités depuis le début des années 2000, il représente encore plus de la moitié des revenus de la musique en France : en 2015, le CD occupe 58 % du marché – contre 76% en 2010. “Il y a huit ou neuf ans, on annonçait déjà la mort imminente du CD, mais il est bel et bien encore là. D’ailleurs les ventes d’albums physiques représentent encore deux tiers du marché”, commente Guillaume Leblanc pour Konbini.
Cofondatrice de l’agence de communication Nüagency et auteure du livre L’Artiste, le numérique et la musique, Emily Gonneau admet qu’il y a pour le moment “une désaffection” des consommateurs pour le format, mais martèle : “On ne peut pas dire aujourd’hui que c’est terminé à 100 %.” D’après elle, il serait même hasardeux de penser que la génération Y ou les millenials délaissent complètement le CD :
“Dans les études, on constate que pas mal de jeunes vont télécharger de la musique puis acheter l’album en CD, en plus de streamer. Car le CD peut s’avérer pratique : en voiture, ou alors pour l’avoir sous la main n’importe quand, le mettre en boucle… Les consommateurs continuent d’acheter un format quand ils y voient une valeur ajoutée : portabilité, beauté, durée. Cela agit aussi en fonction du format et des autres formats proposés.”
La possibilité du vinyle
N’enterrons pas trop tôt ce bon vieux CD ; après tout, le format physique représente encore près des deux tiers (64 %) de la musique enregistrée en France. Le marché est d’ailleurs marqué par une hausse du vinyle, seul format physique dans le positif, et ce pour “la quatrième année consécutive”. Tel le phénix, on s’étonne de le voir faire l’actualité des ventes à Noël 2015. Il est d’ailleurs si hip qu’une série HBO conduite par le rockeur refoulé Martin Scorsese porte son nom (ce qui n’est pas prêt d’arriver au minidisque, tiens…).
Or, malgré vos agaçants copains branchés qui l’adorent, le vinyle ne représente que 2,3 % du marché physique dans l’Hexagone, soit 750 000 copies vendues. S’il fait un retour remarqué par les professionnels avec une multiplication par trois de ses ventes en trois ans, il n’est encore pas un concurrent crédible face au CD dans le cœur du consommateur.
Quoi qu’il en soit, Guillaume Leblanc parle bel et bien d’un “formidable retour” de la galette noire et constate qu’elle tente également des jeunes “qui n’ont pas eu l’âge d’acheter des CD et beaucoup piraté, mais mettent volontiers 20, 25 euros dans un vinyle, séduits par l’objet, la qualité de son qu’on ne retrouve pas sur Internet”. D’ailleurs selon lui, le million, c’est pour bientôt…
En Suède, 90 % de streaming
Le marché est-il le même partout ? Pas vraiment. D’après Guillaume Leblanc, si la baisse du format physique est globale et structurelle, “certains pays sont parvenus à faire la bascule : deux tiers des revenus du marché de la musique aux États-Unis proviennent aujourd’hui du numérique, et la Grande-Bretagne y arrive doucement. En Suède, c’est carrément 90 % des revenus qui sont issus des abonnements au streaming”.
La France serait donc encore bien plus attachée au format physique qu’elle ne le pense – d’ailleurs, lorsque la vénérable Radio France annonce se séparer d’une partie de sa collection de disques, c’est plus de 13 000 personnes qui répondent présent sur l’évènement Facebook correspondant. Mais les mentalités changent bel et bien, petit à petit : aux États-Unis, une étude parue en juillet, nous signale Emily Gonneau, indique que 51 % des gens qui vont en concert s’y rendent pour écouter des artistes qu’ils ont découvert… grâce au streaming.
Dans ce(s) contexte(s), le CD peut-il mourir uniquement parce que Kanye West en a décidé ainsi ? D’après Emily Gonneau, bien qu’il ait canalisé de nombreux abonnés sur Tidal à la sortie de The Life of Pablo, il y a peu de chances que l’ensemble de l’industrie se laisse dicter ses choix de format par un unique artiste, tout Kanye West soit-il :
“L’industrie musicale ne peut pas canaliser les auditeurs vers un seul format, sinon les fans iront vers le piratage, mais si d’autres artistes embrayent, il faut voir la suite que cela peut avoir. On ne sait pas combien Kanye West a touché pour l’exclusivité de sa sortie sur Tidal, cela permettrait pourtant de savoir quelle crédibilité donner à ses propos.
Kanye West, à l’instar de Beyoncé, Jay Z et quelques autres est à la fois artiste, marque et société, ce qui ne s’applique pas à de nombreux artistes, confirmés comme en développement.”
Emily Gonneau le rappelle : il ne s’agit pour l’instant que de quelques tweets de la part d’un artiste qu’on sait extrêmement loquace sur ce réseau social, “lui qui est très influencé par la communication de sa femme Kim Kardashian sur le Web”. Seront-ils suivis de véritables effets, ou bien sont-ils uniquement là pour alimenter la conversation, tester la réaction de la fanbase ? Difficile à dire. “D’autant que ses albums sont sous contrat avec Universal… Que pense son label de cette décision ? Le laissera-t-il faire ? Ou bien est-ce une façon d’attirer l’attention ? De mieux vendre ses CD actuels ?”, s’interroge-t-elle.
Un format pour les gouverner tous
S’affranchir du format… N’est-ce pas là le rêve ultime pour tout musicien qui souhaite briller plus fort que les autres stars au firmament ? Des précédents ont déjà eu lieu. À l’issue de son contrat avec EMI, Radiohead expérimentait le pouvoir d’Internet à la sortie d’In Rainbows, en 2007, proposant aux fans de payer ce qu’ils veulent contre les MP3 de ce nouvel album. Le disque a fini par sortir en CD et en vinyle et aujourd’hui, d’après Discogs, il existe 25 versions différentes d’In Rainbows sur le marché.
Plus proche de Kanye West, Beyoncé sortait le 13 décembre 2013 un album éponyme par surprise et le qualifiait “d’album visuel”, composé de 14 nouvelles chansons et 17 clips. Une semaine plus tard, le cinquième album de Queen B bénéficiait d’une sortie physique en CD et LP, comme tous les autres.
Le streaming ne paye (toujours) pas
En fait, le passage au streaming exclusif, ce n’est sans doute pas pour demain. Guillaume Leblanc tient d’ailleurs à tempérer : “Tous les artistes ne peuvent pas se le permettre.” Notamment pour une évidente question de revenus : en parallèle de la publication des chiffres annuels du Snep sont sortis ceux de l’Adami, une société qui gère les droits des artistes interprètes, et qui avait précédemment calculé que l’ensemble des artistes se partage 0,46 euro pour un seul abonnement streaming à 9,99 euros par mois.
Aujourd’hui, ses conclusions donnent le tournis : en moyenne, un artiste gagne 100 euros pour 14 diffusions radio, pour la vente de 100 albums, ou bien quand il est écouté 250 000 fois en streaming payant et… un million de fois en streaming gratuit. Pfiou.