De passage à Paris il y a quelques semaines, on a chopé le célèbre Quentin Dupieux pour qu’il nous raconte les disques et morceaux qui ont bercé son adolescence.
À voir aussi sur Konbini
Confortablement installé sur un canapé gris, les jambes croisées, Quentin Dupieux a l’air encore un peu rêveur, le regard divaguant vers le vide. Une heure avant que je ne rentre dans la salle où l’interview va se dérouler, il errait dans les archives de la Maison de la radio, au milieu de piles de vinyles, par milliers.
S’il admet avoir entassé des galettes lorsqu’il était plus jeune, celui qui habite désormais Los Angeles ne consomme plus vraiment la musique de la même manière. Cela ne l’empêche pas de regarder en arrière. Son dernier album, All Wet, transpire l’étrangeté à laquelle il nous a habitués, mais avec une marée de références.
Avant de le soumettre à un génial Fast & Curious, on voulait revenir un peu sur l’éducation musicale du trublion d’Ed Banger. L’occasion de parler de Dopplereffekt ou de Pierre Henry mais aussi de sa nouvelle vie, et de son rapport à la musique lorsqu’il était ado.
Sans mentir, quel est le premier disque que tu as acheté ?
C’était un 45 tours, quasi certain que c’était “19”… Tu sais pas ce que c’est, t’es trop jeune ?
Effectivement…
Attends [il sort son portable et ouvre YouTube, ndlr]. T’avais ce mec, je crois que c’était Paul Hardcastle, qui avait sorti “19”. C’était un morceau qui parlait de la guerre du Vietnam. Un espèce de truc fin 1980 avec des samplers hyper rapide “nanananana-nineteen”. Ça parlait de 19 soldats qui sont revenus vivants. Et en fait, nous en France, on avait la version de Mourousi. Tu connais pas non plus Mourousi ?
…
C’était le mec qui présentait le JT dans les années 1980, qui avait un problème au larynx [il se pince la peau de la gorge et fait une voix grave, un peu nasillarde, ndlr]. C’était Yves Mourousi, une figure mythique de la télévision française.
Et il l’avait reprise.
Ouais, c’est complètement surréaliste quand t’y repenses. Le morceau est génial. Et donc je pensais acheter “Nineteen”. Évidemment, à l’époque, on avait aucune idée de ce dont le morceau parlait. Et j’ai acheté malgré moi la version de Mourousi.
Il avait traduit les paroles ?
OUI ! [rires] Attends, regarde sur YouTube, c’est marqué Yves Mourousi featuring Paul Hardcastle [rires]. “Au Vietnam, ils en avaient 19”. Incroyable. C’est fou quand t’y penses, t’avais ce truc d’Hardcastle qui était, mais vraiment, un tube qui passait à la radio et tout. Et les Français ont fait une version avec Yves Mourousi qui était le mec du JT. Bref, c’est drôle. Et voilà, c’était mon premier 45 tours.
Quand tu l’as essayé chez toi…
C’était super énervant, c’était horrible. Parce qu’en plus, je te dis, Yves Mourousi, c’est le mec qu’on voyait à la télé avec sa voix comme ça là, c’était un cauchemar. C’était horrible de ne pas avoir la version cool. Ah, l’époque des 45 tours, avec toute la magie qui allait avec, quand on allait acheter des singles dans une quincaillerie. T’y trouvais des aspirateurs, des sèche-cheveux, et il y avait un rayon 45 tours avec les trucs du Top 50.
Tu les as encore tes 45 tours ?
Non. Je ne sais pas où ils sont.
T’étais un collectionneur ?
J’ai eu une phase ouais. Pas à cet âge-là. À cet âge, c’était de la pure consommation. T’avais un 45 tours puis 3 semaines après, tu ne l’aimais plus. Après oui, quand j’ai commencé à rentrer dans le truc “beat/hip-hop”, j’ai commenté à entasser des vinyles. Mais jamais fétichiste, tu vois.
À part avec quelques disques, des trucs que j’adorais par-dessus tout, genre j’avais un concert d’Herbie Hancock, que je trouve vraiment pas terrible maintenant, mais c’était un truc, je crois que c’était Flood. C’était un concert, il me semble que le disque était un import japonais qui coûtait une fortune, un double vinyle avec une pochette hyper belle. Et on l’avait avec tous les copains. C’était un peu la période, pas la moins intéressante de ce mec, mais c’est un peu surfait. À part ces disques-là, j’étais pas fétichiste.
Le truc que tes parents écoutaient, que tu trouvais horrible et que tu adores aujourd’hui ?
Malheureusement, j’ai pas de vrais souvenirs de musique à la maison, hormis mon père qui écoutait Elvis ou Boby Lapointe. J’ai pas eu de révélations sur Boby Lapointe ou Elvis. Mais non, il n’y avait pas trop de musique à la maison.
Du coup, ta passion de la musique t’est venue de tes fréquentations au lycée, de toi tout seul ?
J’en sais rien. Je veux dire, ça faisait partie des distractions normales pour un gamin de mon âge. Tout le monde avec une platine ou un lecteur cassette. C’était l’époque des Walkmans. Si tu veux, je me revois à cette époque, un copain te filait une cassette d’un groupe que tu connaissais pas, et en l’écoutant au bout de quatre fois, tu commençais à aimer. Ça fonctionnait comme ça en fait.
Je me vois écouter des trucs, genre les Beatles, alors que j’en ai rien à cirer des Beatles, c’est vraiment pas un truc qui m’excite. J’ai jamais été fan des Beatles, j’en ai rien à foutre, je ne trouve même pas ça… Mais je me rappelle être jeune, genre 16 ans, et rentrer dans les Beatles uniquement parce que c’était la cassette que j’avais, tu vois ? Et que du coup, t’écoutes, t’écoutes, et à force d’écouter bah, t’aimes bien.
Pas parce que c’est un truc que t’aimes à la base, ouais…
Non. Il y avait une sorte de rapport hyper léger à la musique. Après évidemment, quand j’ai commencé à m’y intéresser un peu plus, post-ado, t’affirmes des choix avec des T-shirts avec des noms de groupes, c’est moins passif.
T’avais quoi comme T-shirt ? C’était quoi le premier truc ?
La vraie, première identification, c’était les Beastie Boys. Avec Vinco [Vincent Belorgey, plus connu sous le nom de Kavinsky, ndlr], on était hystériques sur les Beastie Boys. On mimait les morceaux, on connaissait le moindre sample de percussions, tu vois, on était comme des fous. Principalement l’album noir et blanc Check Your Head, pour ce mélange rock et en même temps complètement énergie hip-hop. Donc ça, on était à fond sur eux. On voulait s’habiller comme eux. C’est le premier truc dans ma vie…
Après c’est con, mais c’était peut-être plus simple pour nous de s’identifier à ces mecs-là, qui portaient des baskets dégueu et des bonnets, qu’à des gros blacks. Parce qu’on écoutait aussi Wu-Tang et tous ces trucs-là, mais où pour le coup, même si on aimait tout autant, c’était très dur de s’identifier à ces mecs qui nous ressemblaient pas. Mais pas uniquement la couleur de peau, je parle de l’ambiance, la vibe, enfin c’était pas du tout notre truc. Alors que là, les petits blancs, un peu maigres des Beastie Boys, ils étaient un peu comme nous. C’est aussi con que ça. Et je crois que c’est ça le premier truc.
Et très vite, je me suis mis à faire des trucs donc tu quittes l’état de fan pour produire. Il y a eu un truc très fort mais on s’éloigne de ma jeunesse là, c’était il y a 15 ans quand même mais bon. Gros choc sur Dopplereffekt [il parle ici de Gerald Donald, qui fait partie du groupe Dopplereffekt, ndlr]. C’est le Kraftwerk black, un mec super mystérieux, très obscur. Je précise qu’il est black parce que c’est complètement inouï qu’un black fasse une musique aussi glaciale et aussi nazie. Il y a tout un truc autour de ce mec, je connais plein de producteurs de musique qui ont la même fascination que moi. Pour moi, la musique noire est hyper importante. Je me sens plus proche de tous ces trucs funky. Mais il y a ce mec. Genre Kraftwerk, j’adore, mais ces mecs un peu austères, ça ne m’intéresse pas. Je comprends les raisons pour lesquels ils étaient des pionniers, je comprends pourquoi leur musique est géniale, c’est super beau, c’est super intéressant. Mais le côté froideur allemande à l’état pur, c’est pas un truc qui me fascine.
Alors que ce mec, c’est dur à expliquer en fait. Il a eu plusieurs noms : Arpanet, Drexciya, Dopplereffekt. C’est des trucs un peu à la Kraftwerk mais avec un feeling [il claque des doigts, ndlr] de renoi. Et ça tue. Ce mec est un gros déclencheur pour moi, pendant très longtemps, je ne voulais faire que comme lui. Alors que bon, c’est techniquement pas possible mais c’était une grosse inspiration.
Un morceau ou un album qui t’a vraiment donné envie de produire de la musique ?
C’est ça. Je faisais déjà de la musique, j’étais dans le circuit, j’avais déjà sorti des disques mais il y a eu un gros déclic avec “Sterilization” de Dopplereffekt. C’est dingue, il y a un truc choc parce qu’il y a cette voix qui dit “we have to sterilize the population” et ça nous mettait dans un climat, on se disait “mais pourquoi le mec dit ça ?”, il y a un côté super malsain.
C’est un morceau dingue, que j’ai écouté 10 000 fois, c’est simplissime mais ça m’a ouvert une porte vers la musique… Jusque-là, je croyais que la musique électronique, c’était de la dance music, des trucs qui swinguent. Ce morceau m’a apporté quelque chose d’hyper radical et d’hyper froid, que j’adore. C’est difficile à exprimer si tu ne connais pas.
Tu le situes où dans ta discographie, ce choc ?
C’est quand je commençais à faire mon premier album, j’avais déjà deux ou trois maxis, “Flat Beat” pour Levi’s notamment, et c’est vers ce moment que j’ai commencé à être obsédé par ce morceau.
Ça s’entend dans ton album, avec des trucs plus dans cet esprit-là. “Tweeter Trouble” par exemple.
Après, tu sais, les influences, elles sont noyées. Ce serait triste de pouvoir les reconnaître. Tu vois les Beastie Boys, c’est encore présent dans mon disque d’aujourd’hui. Je ne sais pas mais ça sera une façon de commencer un morceau, de l’arrêter, une façon de structurer. J’ai intégré tellement de trucs de ces mecs-là que c’est complètement dans mon système. C’est pas des influences directes. Mais pareil, ce mec est complètement présent. Il y a un morceau qui est un véritable hommage, c’est “Your Liver”. Encore une fois. Malgré moi, tellement je l’ai aimé. Alors que bon, il est pas mort.
Tout à l’heure, on parlait des Beatles que t’écoutais malgré toi… Est-ce qu’il y a un morceau, un album ou un groupe que tu avais un peu honte d’écouter plus jeune ?
[rires] Genre “Guilty Pleasure” ?
Ouais.
Non… Enfin, si, je dirais Madness, un groupe anglais. C’est pas que j’avais honte mais j’ai eu une période Madness et je savais que c’était pas assumé et que j’étais pas un vrai fan de Madness. Genre, c’était une quête d’identité. Donc j’ai commencé à mettre un chapeau comme eux, je me suis perdu à un moment… Ça n’a pas duré longtemps, heureusement, je ne sais pas, à l’échelle d’une année scolaire, j’ai dû avoir cette maladie deux mois. Mais bon, à l’échelle d’un ado, deux mois c’est long.
Donc j’ai cru que c’était le nouveau truc alors qu’en fait, j’aimais pas vraiment. J’écoutais ça et voilà. Maintenant, quand j’écoute Madness, je me dit : “Mais n’importe quoi” [rires]. C’est vraiment pas resté. Parce qu’autant, je te parlais de Mourousi, t’as écouté trois notes mais c’est électro, le sampler et tout ça, c’est encore présent. Alors que Madness, rien n’en est resté. Même le nom est énervant.
Pas mal de cuivres chez Madness, non ?
Ouais un saxo, mais énervant. En même temps, je te dis, c’est ce qui est fascinant quand je réfléchis à ça, quand j’étais petit. Tu réfléchis à un truc, et tu l’aimes par défaut parce que tu es habitué. Je me suis retrouvé à aimer l’album en entier juste parce qu’il tournait dans mon Walkman. C’est drôle.
Si tu l’écoutes à nouveau maintenant, tu penses que par nostalgie, t’aimerais encore un peu ?
Ouais, ça fait toujours un petit truc. C’est étonnant, parce que t’as l’impression que c’était il y a 3 vies, il y a 400 ans, c’est dingue je t’assure. C’est fou ce qu’il peut se passer dans une vie, c’est complètement dingue. Rien que ça, la consommation de musique, d’images, de films, c’est fou tout ce qu’on peut stocker dans notre cerveau. Là, je reviens des archives de vinyles de la Maison de la radio, et je me disais ça, que c’était incroyable parce que notre tête est aussi une archive. Tout ce qu’on a aimé, tu le mémorises. Tu le sais pas encore parce que t’as douze ans [rires].
23.
Ah bah tu vois, 24 ans, c’est l’âge que j’avais quand j’ai fait “Flat Beat” et les pubs Levi’s. Il y a eu 300 vies depuis. Mais je me souviens très bien ce que j’aimais à ce moment-là, et tout ça. Mais c’est un autre sujet.
T’écoutes encore les Beastie Boys par contre, non ? Ça dépasse ce simple cadre de nostalgie ?
Non, enfin je peux, mais je n’écoute pas de musique en fait.
C’est vrai ?
Non, plus du tout. J’écoute juste la radio. J’ai trop été consommateur je pense, j’ai été trop boulimique. Et puis, je bosse, donc soit j’écris un film, soit j’écris de la musique, soit je m’occupe de mes enfants. C’est plus quand t’es jeune que tu te dis : “Tiens, je vais me foutre un disque”. Tu sais, quand tu vis pour toi. Moi désormais, je vis plus pour moi. J’ai une famille, j’ai une vie de famille. Donc j’écoute ce que ma femme a envie d’écouter mais aussi, il y a un truc que j’adore faire et que je ne faisais pas avant, c’est écouter la radio sans savoir ce que t’écoutes.
Je te dis n’importe quoi mais le rap actuel américain, les radios mexicaines, tout et n’importe quoi. Il y a toujours un truc, même dans les plus atroces, même dans les pires merdes que t’entends à la radio. Je ne sais pas pourquoi mais j’arrive à trouver un truc. Voilà. En fait, j’ai plus de rapports fétichistes à la musique. Si j’adore un morceau, je vais l’acheter, je vais cliquer c’est sûr, mais après il est sur mon téléphone, et c’est rare que je le réécoute en fait.
Bon, du coup, ma prochaine question allait être sur “le disque que tu écoutais beaucoup et que tu écoutes encore beaucoup” mais bon…
Je pourrais. Il y a des disques, comme avant Mourousi, genre Pierre Henry, Messe pour le temps présent. Ok, alors je suis en sixième à l’école, et la prof de musique avec qui on est censé faire “tut tut” à la flûte nous parle de ça. Il faut savoir que c’est un disque très conceptuel, je ne sais même pas comment on a fait à cet âge-là pour intégrer ce qu’elle nous a fait écouter. Donc t’as deux ou trois morceaux pop un peu psyché mais tout le reste, c’est du bruit. Il fait des morceaux avec des couinements de porte qu’il enregistre sur des bandes, c’est complètement dingue. J’ai cette prof qui m’a fait écouter ça en sixième et j’ai eu un choc, par le biais des morceaux accessibles. Le plus connu, c’est “Psyché Rock”, enfin il a pas mal tourné dans des pubs depuis donc c’est un morceau qui n’a jamais cessé d’exister.
ET donc, moi je suis rentré dans ce disque par ce morceau-là, elle m’avait filé la cassette. Mais après, plus tard, j’ai redécouvert tout l’aspect bruitiste du mec, et c’est incroyable. Ça, c’est un disque, on a remis tout à l’heure un vieux Pierre Henry dans les archives, et oui, si demain, je devais me poser dans un salon et écouter un disque, c’est ça que je mettrais. Et ça, je l’ai découvert en sixième, je l’écoute aujourd’hui, je l’ai acheté récemment sur iTunes, parce que j’ai vu qu’il y était, ça me fait toujours le même effet. C’est de la musique qui me fait vibrer à fond.
OK, donc c’est vraiment juste ta façon de consommer la musique qui a évolué.
C’est ça. C’est que j’ai plus trop de moments où je pourrais… J’adore être en bagnole à Los Angeles et écouter la musique que la ville me propose. “Vas-y, balance, c’est quoi ta musique ?” Tu vois, j’aime bien. Si t’aimes pas, tu changes… J’ai plus ce besoin d’être dans mon cocon de la musique que j’aime.
Ça vient de là l’éclectisme d’All Wet, le fait qu’on ait un peu de tout, ce qui est une première pour toi ?
Bah ouais, ouais. Après, éclectique, tout est globalement un peu con. Je ne sais pas si ça vient de là, mais t’as raison, je pense qu’inconsciemment, il y a eu cette envie de zapping, d’entendre plusieurs trucs différents. C’est vrai, ouais. Effectivement, avant j’étais plus monomaniaque. Genre mon premier album, c’était un délire, un délire à fond et monomaniaque ! Un son et là, effectivement, peut-être plus ouvert. Mais tu sais, c’est dur d’expliquer les mécanismes inconscients, on sait pas.