Après douze ans de carrière, la chanteuse Kali Uchis est une artiste en plein contrôle et surtout en pleine maîtrise. Sur son quatrième album Orquídeas, l’Américano-colombienne rend hommage à ses racines colombiennes, mais également aux musiques latinas qui l’influencent depuis l’enfance, à travers une collection de morceaux sensuels, romantiques, tapageurs ou nostalgiques, qui constituent le premier grand album de 2024, mais aussi et surtout la consécration d’une des grandes figures pop de notre époque.
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Quelques jours après la sortie de son disque, on a eu la chance de passer un coup de fil à la reine du spanglish en personne. “Je sais exactement ce que je veux exprimer de moi-même”, nous glisse d’une voix douce mais confiante celle qui a braqué l’industrie de la musique avec un hybride d’anglais-espagnol sur lequel personne n’aurait parié en 2020, et qui survole le marché international aujourd’hui.
De la création de son nouveau disque au concept d’intemporalité en musique, en passant par la nécessité de changer de regard sur les chanteuses latinas, la chanteuse derrière le hit “telepatía” (plus d’un milliard de streams sur Spotify) s’est confiée à nous avec un humour, une bienveillance et une confiance en soi qui nous ont plusieurs fois donné envie de l’appeler Mother. Si vous voulez savoir si on a pleuré de joie en raccrochant, la réponse est oui. Longue vie à la reine Kali.
Konbini | Orquídeas a été créé en même temps que ton disque Red Moon in Venus, sorti l’année dernière. Tu considères que les deux disques font partie d’une même era, ou tu préfères les séparer ?
Kali Uchis | Pour moi, ce sont deux entités distinctes. J’ai tout un tas de choses à l’intérieur de moi que j’ai envie d’exprimer. Avec le temps, je sais exactement ce que je veux exprimer de moi-même, de quelle façon et à quel moment. Durant cette période de création, si je me levais le matin avec l’envie d’exprimer quelque chose d’uptempo, je savais que ça irait sur Orquídeas. Si je voulais exprimer quelque chose de downtempo, ça irait sur Red Moon In Venus.
C’est avec le single “Muñekita” que tu décides d’ouvrir l’era musicale d’Orquídeas en juillet dernier. Avec du recul, pourquoi c’était la meilleure façon d’ouvrir ce nouveau chapitre ?
Je voulais que ce nouveau départ soit frais et fun. Et puis c’était l’été, ça se prêtait parfaitement au morceau. J’essaie toujours de créer de la musique qui soit la plus intemporelle possible, mais quand il est question de sortir mes morceaux, je suis une personne très “saisonnière”. Je vais souvent penser en termes de “ça, c’est l’été”, “ça, c’est l’automne”, “ça, c’est le printemps”, “ça, c’est la Saint-Valentin”. Je réfléchis beaucoup au timing des choses, pour faire en sorte que tout fonctionne de la meilleure des manières. Il fallait que ce morceau sorte en été.
C’est ton quatrième album, mais seulement ton second album en espagnol. Tu dirais que la langue d’un disque change les émotions que tu y mets ?
Je ne pense pas que mon processus d’écriture soit limité à la langue que j’utilise, non. Je ne joue pas un rôle différent en fonction de la langue que j’emploie. Par contre, j’ai remarqué que j’ai tendance à davantage expérimenter avec la musique dance quand j’écris en espagnol, et davantage avec la musique soul quand j’écris en anglais. C’est une question d’énergie plutôt que de mots.
En 2020, au moment de sortir ton premier album en espagnol Sin Miedo (del Amor y Otros Demonios), tu confiais qu’il n’avait pas été facile de convaincre ton label de sortir un disque comme celui-là, en spanglish [espagnol et anglais, ndlr]. Quatre ans plus tard, les choses ont bien changé et tout un tas d’artistes emploient le spanglish. D’une certaine manière, tu as le sentiment d’avoir initié quelque chose ?
Absolument, en toute humilité. Avant Sin Miedo, je me souviens avoir testé le spanglish pour la première fois avec le titre “Tyrant” que je partage avec Jorja Smith sur mon album Isolation de 2018. Ça a toujours été naturel pour moi et c’est un reflet de mon identité de citoyenne ayant grandi entre deux villes et deux cultures. Mais ça n’a pas toujours plu aux labels, car ils ne savaient pas comment commercialiser un projet bilingue. Dans ma carrière, j’ai longtemps entendu le mot “niche” et je détestais ça.
Comment ça ?
On me disait que j’avais une fanbase de niche, que je ne serais jamais capable d’atteindre un certain niveau de popularité car je tenais à rester dans cet entre-deux culturel et linguistique, et donc ni complètement sur le marché anglophone ni l’hispanophone. Le succès de Sin Miedo a été une excellente manière de leur prouver qu’ils avaient tort. Ça a changé la façon dont l’industrie voit la musique en spanglish, mais ça a surtout donné le pouvoir aux artistes qui voulaient laisser transparaître cette partie de leur héritage culturel et linguistique. Cette nouvelle génération d’artistes a enfin pu se dire “Je peux le faire, parce qu’elle l’a fait”.
Aujourd’hui, tu sembles en contrôle, et tu as l’air de faire les choses pour toi. J’y pense notamment quand j’écoute “Lobios Mordidos”, ton duo avec Karol G, qui parle d’amour lesbien. Au vu du contexte conservateur en Amérique latine et en Amérique du Sud, c’était compliqué de défendre un morceau aussi queer ?
Au départ, j’étais seule sur ce morceau. Quand je l’ai fait écouter au label, ils m’ont dissuadée de le sortir, en me disant que commercialement, le fait que je parle de pécho une autre femme, ça n’allait pas être bien reçu. Je n’en avais pas grand-chose à faire. Si c’était mal reçu, tant pis. Moi, je savais que l’album manquait de cette partie de moi que j’avais envie d’exprimer, quoi qu’il en coûte.
Comment Karol G a terminé sur le morceau ?
J’étais vraiment étonnée qu’elle souhaite s’inviter sur ce morceau en particulier. La première fois que je lui ai fait écouter les morceaux de l’album pour lui proposer une collaboration, c’était en 2021. Ce n’est que bien après qu’on a trouvé le temps d’enregistrer son couplet. Plusieurs années plus tard, elle avait surtout retenu ce morceau et elle avait à cœur d’être dessus. Il faut savoir qu’en Amérique Latine, Karol G est l’une des plus grandes stars les plus populaires de la musique, donc c’était inattendu de l’entendre sur un morceau aussi osé.
Et quelle a été la réception, finalement ?
Je pense que le morceau a été bien reçu par les personnes à qui il était destiné, c’est-à-dire la communauté LGBTQIA+, mais aussi toutes celles et ceux qui partagent les valeurs de la communauté. J’ai tendance à dire : “The girls that get it, get it.” [rires] Et puis, évidemment, à côté de ça, il y a les personnes moins habituées à entendre ce genre de paroles. Karol G est une artiste plus commerciale, donc le morceau a rencontré son large public et les retours étaient mitigés. Mais on s’y attendait, et c’est pour ça que j’ai vraiment apprécié le fait qu’elle souhaite quand même y participer.
Tu parlais de musique intemporelle tout à l’heure. Sur ce nouvel album, tu penses à des morceaux qui incarnent particulièrement cette idée d’intemporalité ? Qu’est-ce qui rend un morceau intemporel ?
Je dirais instinctivement “Te Mata” et “Dame Beso // Muévete”. Ce sont les plus nostalgiques, ils ont cette essence vintage que j’adore. Je n’ai pas essayé d’y infuser quoi que ce soit de futuriste par rapport aux autres morceaux. Malgré ça, je pense qu’ils peuvent exister aujourd’hui, mais aussi dans les années qui arrivent, grâce à leur esprit nostalgique, qui est un sentiment qui traverse le temps. C’est en ça qu’un morceau est intemporel. J’aime me dire que mes morceaux ont bien vieilli, que la plupart d’entre eux restent pertinents plusieurs années après. Mais on ne peut le savoir qu’une fois que les années ont passé.
Tu parles de “Dame Beso // Muévete”, qui clôture ton album et qui m’a beaucoup surpris.
Dans le bon sens du terme, j’espère ? [rires]
Oui, évidemment ! Recréer l’esprit nostalgique d’un tel morceau, c’est compliqué ?
On pourrait croire que c’est un morceau qui m’a demandé beaucoup de travail, juste parce qu’il est différent de ce que j’ai l’habitude de proposer. Alors qu’en fait, c’est un de ceux qui se sont faits le plus naturellement. J’avais tellement hâte de pouvoir explorer ce registre traditionnel que j’écoute énormément. Rien n’était forcé. Parfois, je suis curieuse, et je m’essaye à un registre que je ne connais pas, mais dès que ça devient forcé, je recule. Ici, je savais dans quoi je mettais les pieds, car c’est un monde musical que j’aime.
Il y a douze ans, au moment de te lancer dans la musique, si on t’avait dit que tu proposerais un morceau comme celui-ci sur ton quatrième album, tu y aurais cru ?
Oui, totalement. Je ne suis pas surprise de retrouver ce morceau ici, parce que je sais que j’ai beaucoup plus d’influences et d’inspirations que ce qu’on pourrait croire. Je suis tellement plus que ce qu’on attend d’une chanteuse latina et j’ai justement envie de changer la façon dont on nous considère.
Qu’est-ce qui doit changer dans notre conception des chanteuses latinas, justement ?
C’est surtout l’industrie et le marché anglo-saxon qui doivent changer leur façon de considérer les artistes latinas. Quand ils pensent à nous, ils nous limitent toujours à une seule case, ou un genre bien défini. Quand je crée un album en espagnol, j’ai à cœur de le faire à travers le champ le plus large qui soit, avec des éléments nostalgiques, mais aussi futuristes, tout en faisant en sorte que ça me ressemble et que ça reste dans l’air du temps. Cet album, c’est ma façon de montrer toutes les formes que peuvent prendre les artistes latinas. Avec l’espoir d’élargir cette case, de dépasser le cliché et de changer la façon dont on nous perçoit.
L’album Orquídeas de Kali Uchis est déjà disponible partout.