Il y a plein de choses sympathiques à faire quand on visite Berlin : déguster une Currywurst sur le pouce, admirer la fresque colorée le long du Mur, s’ambiancer dans des clubs (très) underground… Et puis, bien sûr, explorer un vagin et un utérus tout roses en plein cœur de la ville.
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A priori, cette activité n’est recommandée par aucun Guide du routard. Pourtant, c’est exactement ce que j’ai fait quand j’ai rendu visite à un ami qui s’est installé à Berlin il y a quelques mois. Il a suffi d’une petite promenade en solitaire pour que je me retrouve nez à nez avec une étrange vitrine rose. Et ce qui se cachait derrière a définitivement marqué mon voyage.
© Konbini
Chaussons et moquette roses
Tout est parti d’un élan de curiosité. À l’intersection des gigantesques Karl-Marx-Allee et Frankfurter Allee trône l’imposante Frankfurter Tor. Deux énormes tours bien symétriques s’y font face, droites, cubiques et surmontées de coupoles. Je rentre alors d’une escapade au temple bouddhiste et n’ai qu’une envie : prolonger mon élévation spirituelle avec une ascension bien matérielle au sommet de ces bâtiments. Sans trop savoir par où commencer, je me rends au pied de la tour de droite.
Je ne m’attends alors pas du tout à tomber sur une vitrine toute rose. Dessus, il est écrit “Pink Noise” en rose clair. Un écriteau m’indique qu’il s’agit de la Galerie im Turm. Je ne le sais pas encore, mais elle a été fondée par des artistes de la RDA en 1965 et présente cinq à six expositions par an. Devant la vitre de gauche, deux chaises pliantes et une table basse surmontée d’une théière font office de salon de thé extérieur. Plus énigmatique, une paire de chaussures est rangée pile devant la porte.
Un monsieur d’une cinquantaine d’années, qui m’a sûrement vue m’arrêter, sort alors du bâtiment et me propose d’entrer. J’accepte volontiers et, voyant qu’il me tend une paire de chaussons roses, je retire mes baskets et les enfile. Interdiction de les emmener à l’intérieur, m’explique-t-il. Les passant·e·s, intrigué·e·s, s’arrêtent parfois quelques secondes pour essayer de comprendre ce qu’il s’y passe.
Des souliers du plus bel effet. (© Konbini)
Le monsieur me laisse entrer puis referme la porte derrière moi, faisant taire d’un coup toute l’agitation de la rue. Je suis seule dans une grande pièce rectangulaire à la moquette rose surplombée de colonnes et de murs tout aussi roses. En face de moi, des coussins roses, toujours. Le nom de l’exposition fait tout de suite sens. Bon, mais ça veut dire quoi, tout ça ?
Immersion dans un utérus infecté par un papillomavirus
La salle est faite pour l’errance, la flânerie, l’introspection. On peut en faire le tour, se poser dans les gros poufs bien confortables ou s’arrêter devant les deux seules installations du lieu : deux aquariums vides disposés de part et d’autre de la porte avec un respect de la symétrie qui rappelle justement la Frankfurter Tor. Dans l’aquarium de gauche, un iPad montre en continu une étrange vidéo. On dirait qu’on remonte l’intérieur d’une gorge. Tout est rosâtre, visqueux, mou. Dans celui de droite, une sorte de matière semblable à des algues flotte en s’élevant vers la surface.
L’aquarium de droite et sa matière organique. (© Dani Hasrouni/Galerie im Turm)
Surtout, une fois qu’on a rempli ses yeux de nouvelles images, on ouvre grand les oreilles. Car outre la vue, c’est l’ouïe qui est stimulée dans cette exposition. J’entends des battements de cœur sourds se mêler à des chuchotements inintelligibles et des bruits de succion. C’est à la fois dérangeant et apaisant. Le rythme me berce, rend le lieu plus intime et chaleureux.
Désireuse d’en savoir plus sur cette mise en scène, je me pose au beau milieu de la pièce et jette un œil au fascicule que m’a fourni le galeriste. C’est alors que je réalise deux choses : ce lieu propose en réalité une expérience immersive dans un utérus et un vagin infectés par un papillomavirus humain, et surtout, la vidéo en boucle sur l’iPad ne représente pas l’intérieur d’une gorge, mais celui d’un vagin.
© Dani Hasrouni/Galerie im Turm
Se réapproprier son corps
Banu Çiçek Tülü, l’artiste, chercheuse, DJ et productrice turque à l’origine de cette création, a décidé d’utiliser les sons et les images de son propre appareil génital pour raconter son expérience du virus et du système médical berlinois. Un moyen de briser le silence sur les infections sexuellement transmissibles (IST), dont font partie les papillomavirus, et leur traitement.
En 2020, Tülü a subi une opération du col de l’utérus à cause de son papillomavirus humain. La suite, elle l’a très mal vécue : entre les multiples examens, la barrière linguistique entre son gynécologue – qui ne parlait pas un mot d’anglais – et l’invisibilité des symptômes du virus, la peur et l’incompréhension l’ont envahie. Rajoutons à cela les regards désapprobateurs du corps médical quand elle leur expliquait avoir contracté une IST ainsi que les réflexions sur sa vie sexuelle et l’expérience est vite devenue traumatisante.
© Dani Hasrouni/Galerie im Turm
Pour se réapproprier son corps et comprendre ce qui lui arrivait, elle a donc eu l’idée d’enregistrer les sons qu’il produisait, notamment son cœur et son vagin. “Puisque l’infection n’était pas visible à l’œil nu, être capable de la percevoir à l’oreille a donné à l’artiste l’impression de reprendre le contrôle et de se réapproprier son corps”, précise le texte explicatif de l’exposition.
Un espace pour briser le silence
Pink Noise entend donc nous replonger dans cet état d’incertitude qu’a ressenti Banu Çiçek Tülü quand elle était examinée, mais crée aussi un safe space intimiste qui encourage le dialogue sans tabou. Une initiative d’autant plus importante quand on sait que les personnes minorisées et issues de l’immigration subissent régulièrement des discriminations au sein du système de santé européen.
Le summum du cosy. (© Dani Hasrouni/Galerie im Turm)
“C’est quand elle s’est tournée vers ses ami·e·s au sein de la communauté LGBTQIA+ qu’elle s’est enfin sentie aidée”, nous explique Helen-Sophie Mayr, curatrice de l’exposition. “Ça l’a rassurée et l’a déculpabilisée. De nombreuses personnes, surtout des personnes racisées, ont vécu des expériences très similaires. Il y a beaucoup d’observations, mais très peu de chiffres concrets sur le sujet.”
Une réserve qui s’explique par l’histoire du pays, nous explique Mayr. Depuis la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne évite tout ce qui se rapporte de près ou de loin à la classification d’une population sur des critères physiques et ethniques. Une méfiance inscrite au plus profond de la société mais qui invisibilise malheureusement ce que vit au quotidien une partie de la population allemande actuelle. À l’aide de son art si organique, Banu Çiçek Tülü utilise justement les ressources visuelles et auditives de sa propre personne pour donner corps et voix à la souffrance de ces personnes.