Il y a huit ans (déjà !) sortait Blonde de Frank Ocean. Surprise, raz-de-marée, phénomène, séisme : appelez ça comme vous voulez, moi, je préfère parler de “classique”. Pour rappel, c’est son premier disque sorti de façon totalement indépendante, via l’éphémère label Boys Don’t Cry, qui lui a permis de cuisiner son chef-d’œuvre parallèlement à la confection de son album Endless, sorti quelques heures plus tôt pour honorer son contrat avec son label de l’époque, Def Jam.
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À la fois R&B, hip-hop, psychedelia, rock ou pop, le Blonde de Frank Ocean se défait des étiquettes, fait primer l’esprit de son propos avant le reste et réussit à imposer sur près d’une décennie ses sonorités, son esthétique et ses textes sur l’amour et l’identité. C’est le genre de disque que ne s’écoute jamais qu’à moitié, qui convoque chez moi (comme chez beaucoup, d’ailleurs) une posture presque cérémoniale au moment de le lancer. On ne consomme pas seulement Blonde, on le vit pleinement. Pas le choix.
Cette philosophie, c’est aussi celle du projet français MINO, qui s’est lancé en 2023 en organisant des événements inédits d’écoute immersive d’albums, à l’instar de ceux de Travis Scott, Rosalía, Kanye West, Damso ou encore Drake, avec un même mantra, clair : “La musique, ça ne se consomme pas. Ça se vit”.
En mon sens, rien de mieux que Blonde pour cristalliser cette mentalité et c’est dans l’antre de la Gaîté Lyrique de Paris, le 3 avril dernier, qu’il l’a fait : remplir la salle de la mythique salle parisienne (les places gratuites se sont liquidées en une poignée de minutes seulement) et y rassembler des centaines de mélomanes dans une pièce pour écouter l’album, du début à la fin, sans interruption. Magique.
Il y a quelque chose d’assez déstabilisant dans l’idée de me retrouver à écouter mon album préféré en présence d’autres personnes. De souvenir, je n’ai jamais vraiment partagé l’écoute d’un des morceaux de Blonde avec qui que ce soit. Je n’ai jamais eu le boyfriend aux goûts musicaux assez taillés ni les potes assez disponibles que pour s’asseoir avec moi pour l’écouter en entier attentivement. Peut-être aussi que je n’ai jamais vraiment cherché à le partager, que c’est une façon égoïste de garder cette expérience entre moi et moi-même.
Ce 3 avril, donc, je me rends à la Gaîté Lyrique avec mes collègues. MINO propose plusieurs sessions d’écoutes, pour pouvoir diviser la foule et proposer une expérience à la fois collective et intimiste. On choisit la session de 17 heures, histoire de pouvoir observer les visages de la première fournée de la journée, à savoir celle de 16 heures, à leur sortie de l’expérience : des joues rouges, des yeux gonflés, des sourires en coin, c’est bon signe.
Solo à plusieurs
Au moment de s’installer dans la pièce, décorée sur l’entièreté de ses murs de carrés blancs, le silence est de mise. L’expérience est presque religieuse à ce stade, et chacun·e prend place, assis·e sur l’un des canapés disposés de façon rectangulaire, allongé·e par terre au centre de la pièce, ou encore affalé·e contre l’un des murs de la pièce, en quête de confort ou d’intimité. Je préfère m’asseoir.
Une vidéo d’introduction du projet MINO précède l’écoute, nous plonge dans l’ambiance atypique de cette pièce et annonce déjà la qualité tant sonore que visuelle de l’expérience proposée. L’immersion est totale, les sens sont stimulés, la salle est prête pour la claque. “Nikes”, qui ouvre l’album, est le seul morceau du disque à avoir bénéficié d’un clip, qui s’affiche d’ailleurs sous mes yeux.
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Des “Oh bordel” chuchotés éclatent ici et là dans la pénombre, indistinctement, parce qu’on est jamais vraiment prêt·e à voir la tête de son idole projetée en géant sur le mur en face de soi.
On bouge de la tête, on balance des épaules, on se toise les un·e·s les autres durant les premiers morceaux. C’est normal, l’expérience reste déconcertante, mais, comme le reste de la salle, je semble me perdre facilement dans les images projetées, réalisées par l’équipe MINO — que ce soient des illustrations interactives ou les paroles des interludes. Je me sens parfois seul, parfois entouré, comme bon me semble, je choisis et, pour le dire platement, je prends mon pied.
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(Re)découvrir un album
Malgré les œuvres projetées tout autour de moi, je prends le temps, comme d’autres, de fermer les yeux pour mieux ressentir les percussions de “Pretty Sweet”, le jeu de cordes sur “Ivy” que je n’avais jamais entendu aussi distinctement, les vocalises de Beyoncé sur “Pink + White” qui confèrent au morceau tout son céleste, et puis l’émotion de “Self Control”, bouleversante.
De mémoire, je n’avais jamais forcément été chamboulé par le titre et j’attendais plutôt de “Godspeed” qu’il m’achève — il l’a fait — mais dans ces dispositions, avec toute mon attention focalisée sur le titre, impossible de ne pas flancher face à ces riffs de guitare impeccables, cette section surpitchée d’Austin Feinstein, les murmures de Yung Lean ou la détresse de Frank Ocean quand il chante “I know you gotta leave, take down some summertime. Give up, just tonight”. Je l’aimais bien, ce morceau, now I’m obsessed.
Le passage de “Nights” ne fait que confirmer ce que je pense de lui : c’est clairement le plus puissant des morceaux de Frank Ocean, que ce soit en termes de production (ce beat switch, oh la la), de textes, de flow ou d’atmosphère. Toutes les têtes se balancent, personne n’ose se lever pour s’échauffer au centre de la pièce, de peur de déranger les voisin·e·s, peut-être.
L’émotion
Je le sais à l’avance, le quarte de fin d’album va m’achever. À commencer par “White Ferrari”. Je n’ai pas l’énergie d’écrire (et vous n’avez pas le temps de lire) à quel point ce morceau compte pour moi, et combien de fois je l’ai écouté en boucle en voiture, la nuit, dans ma chambre, en bord de mer, parfois les larmes aux yeux et d’autres fois le sourire en coin. Alors quand il arrive lors de la session d’écoute, je suis en PLS. À en croire les réactions autour de moi, je ne suis pas le seul.
Je n’ai jamais écouté ce morceau avec d’autres gens autour de moi. C’est étrange, je regarde le temps d’un instant les visuels face à moi, une Ferrari blanche entre un bleu profond et un orange flambant de coucher de soleil. C’est trop beau. Mais je préfère fermer les yeux. Là, boum. Je manque de mots — c’est littéralement indescriptible. Ce morceau, sa structure, son texte, sa sensibilité : c’est clairement la chanson parfaite.
La même émotion se prolonge sur “Seigfried”, dont l’arrangement orchestral n’a jamais aussi bien sonné dans mes oreilles, et le somptueux “Godspeed”, qui fait son taf de crève-cœur comme il se doit. Sur “Futura Free”, je retrouve Frank Ocean à l’écran, coloré de visuels qui participent à l’esprit nostalgique de cette fin d’expérience, alors que toutes les émotions accumulées sur la dernière heure tentent de cohabiter dans mon estomac. C’est fort, les crédits défilent, me rappellent que tous les visionnaires sont sur cet album, de Beyoncé à Pharrell, en passant par Tyler, The Creator et James Blake.
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J’ai écouté Blonde un nombre affolant de fois depuis sa sortie, toutes ont comporté leur lot d’émotions, de profondeur et d’introspection et, pourtant, j’ai l’impression de l’avoir écouté pour la toute première fois de ma vie ici, entouré d’inconnu·e·s, dans une pièce un peu trop chauffée à mon goût, les yeux fermés, puis ouverts face à ces projections bien pensées, à chantonner mes paroles préférées, ou recevoir religieusement les ondes qui m’étaient offertes.
Quand je dis “écouté”, je veux dire écouté pour ce qu’il est : un classique, un intemporel, un chef-d’œuvre, qui mérite bien que je déplace mes fesses jusqu’à la Gaîté Lyrique, que je déconnecte le temps d’un instant des troubles du quotidien, pour lui accorder toute l’attention que ça impose. En ce sens, MINO réussit bien son pari et une phrase me résonne en tête à ma sortie : “La musique, ça ne se consomme pas. Ça se vit”. Bordel.
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