Il y a encore peu, ma vision de l’art était minimaliste : j’aimais ce qui était beau, c’est tout. Plus récemment, j’ai commencé à m’intéresser aux histoires que racontent les œuvres et j’ai appris à les apprécier pour autre chose que leur esthétique. Pour autant, n’allant que rarement au musée, mes connaissances en la matière sont proches de zéro. Alors je me suis dit qu’il pourrait être intéressant de confronter cet œil peu expérimenté au moins lisible des arts : le contemporain. C’est dans cette optique que je me suis rendu à la Bourse de commerce.
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Pourquoi le bâtiment est plus beau que les œuvres qui y sont exposées ?
Je suis entré avec mes écouteurs et je les ai gardés durant presque l’entièreté de ma visite. La musique était là pour me rassurer. L’imposant bâtiment m’a tout de suite fasciné, j’avais les yeux rivés sur cette architecture saisissante. Je ne m’attendais pas à trouver le lieu si beau. Il y a de grands espaces, de belles courbes, des gravures, des moulures, une coupole ornée de peinture et une rotonde sublimée par une lumière naturelle, presque sainte.
De quoi magnifier les œuvres, me direz-vous ? Bof… J’ai plus eu l’impression que le bâtiment leur volait la vedette. Est-ce vraiment servir les œuvres que de les exposer ici ? Le lieu se suffit à lui-même. Dans le cadre de l’exposition “Avant l’orage”, c’est l’artiste Danh Vo qui était exposé sous la coupole. Des troncs d’arbres disposés un peu partout dans la salle grimpent sur des échafaudages en bois et abritent certaines œuvres de l’artiste. Je le confesse, je n’ai pas été frappé par le génie de cette sculpture et j’ai eu cette pensée que beaucoup ont face à l’art contemporain : “Moi aussi je peux le faire.” Avec un peu de budget et des contacts, je peux éparpiller des troncs d’arbres au cœur de la Bourse de commerce.
Danh Vo, Tropeaolum, 2023, exposition “Avant l’orage”, Bourse de Commerce — Collection Pinault. (© Damien Garcia/Konbini)
Le cartel qui présente l’œuvre ne m’a pas plus éclairé. C’est pire qu’une critique gastronomique. Des mots compliqués, des formulations alambiquées, des qualificatifs en tous genres pour… des troncs d’arbres : “La sensibilité pragmatique de ce réfugié vietnamien devenu citoyen danois est le produit d’un déracinement. L’artiste voit une promesse dans la dystopie, et un espoir dans le démembrement.”
Et ça, ce n’est qu’un cinquième du texte. J’ai tout fait pour m’en imprégner et comprendre ce que voulait transmettre l’artiste, mais après plusieurs lectures, je ne voyais toujours que des troncs d’arbres éparpillés sur des échafaudages en bois. J’ai alors continué ma visite en espérant mieux comprendre le reste des œuvres.
Ma sauveuse
Dans la Bourse de commerce, vous pourrez croiser des médiateur·rice·s, distinguables à leur bandoulière violette. Ce sont des historien·ne·s de l’art disponibles pour répondre aux questions des personnes qui, comme moi, n’y comprennent rien. “Pour la première fois de notre vie, on regarde une branche avec intérêt.” Voilà la phrase que j’intercepte en me baladant.
Une de ces médiateur·rice·s éclaire des visiteur·se·s qui s’interrogent sur la pertinence d’exposer une branche pendue à un fil. Elle leur explique que grâce à cette œuvre, elle s’est mise à regarder avec attention les petites herbes qui se trouvent autour de son domicile et qu’elle s’est récemment surprise à se réjouir de voir l’une d’elles devenir fleur.
Je commence alors à me questionner. Sans attention, notre voisin, que ce soit une plante ou un être humain, ne peut exister à nos yeux. Tout passe par l’attention, mais peut-on vraiment en prêter à tout ce qui nous entoure ? Comment assimiler chaque œuvre présente à la Bourse de commerce si je n’arrive même pas à m’intéresser à un bout de bois ? C’est avec toutes ces questions en tête que je décide d’aller voir la médiatrice.
Accepter de ne rien comprendre
Après m’avoir exposé sa vision, la médiatrice me soumet à un exercice. Selon elle, l’un des meilleurs moyens de comprendre l’art contemporain est de commencer par décrire l’œuvre en elle-même. L’historienne de l’art se met alors dos à un tableau et elle me demande de lui décrire, comme si elle ne l’avait jamais vu.
Cy Twombly, Coronation of Sesostris, 2000, exposition “Avant l’orage”, Bourse de Commerce — Collection Pinault. (© Damien Garcia/Konbini)
Je me lance : “Je vois une île flottante recouverte d’arbres aux feuilles jaunissantes. L’ombre de l’île se devine sur le bas du tableau, et la touche de peinture de l’artiste est… dégoulinante.” Sourire aux lèvres, elle me félicite et m’explique que c’est en fait la représentation d’une barque qui transporte le soleil et que l’œuvre trouve son sens dans la série de tableaux exposés à ses côtés. Tous ensemble, ils représentent un rituel pharaonique. La médiatrice me rassure en précisant que même si c’était son métier, la première fois, il lui avait fallu plus de quatre heures pour comprendre l’œuvre.
C’est sympa tout ça mais ça ne m’avance pas plus. Je lui demande alors ce qu’on peut tirer d’une œuvre si on ne la comprend pas. “Mieux vaut moins, mais mieux”, me répond-elle, en ajoutant : “Il faut dédramatiser le fait de ne pas comprendre l’art contemporain. C’est normal. Sur cent œuvres, on va peut-être en comprendre seulement cinq, mais c’est déjà très bien.”
D’un coup, je vois la lumière. Ces mots résonnent dans ma tête. L’explication est simple mais il fallait que je l’entende. Heureux d’avoir compris que pour comprendre l’art contemporain, il fallait commencer par accepter de ne rien comprendre, je quitte la Bourse de commerce l’esprit léger.
Ma récente compréhension de l’art contemporain
“Moi aussi je peux le faire” est une réflexion légitime quand on est face à une œuvre contemporaine mais elle ne décrédibilise en rien le travail de l’artiste, puisqu’il est avant tout au service du message. Si scotcher une banane au mur lui semble être la meilleure manière d’exprimer son idée, qu’il en soit ainsi.
Évidemment, l’art contemporain a le droit d’être beau, d’être esthétique, mais en tant que consommateur·rice, il ne faut pas que ça soit une attente. L’art contemporain est avant tout là pour interpeller le public, que ce soit par sa simplicité, son extravagance, ou… sa laideur. La forme qu’il prend, quelle qu’elle soit, incite notre œil à se questionner sur l’œuvre. Par ce processus, l’artiste peut délivrer son message, sa symbolique. Tout le monde ne sera pas forcément réceptif, mais c’est aussi ce qui en fait sa richesse.
Quand on écoute un premier album, il y a des morceaux qu’on adore et d’autres qu’on oublie aussi vite. Eh bien, les expositions, ça devrait être pareil. On a le droit de ne pas être sensible à un artiste, à ses œuvres, et les oublier aussi vite qu’on les a découvertes sans culpabiliser ni se sentir nul·le parce que les personnes autour de nous sont subjuguées.
Oubliez tout !
Quand on ne comprend pas l’art contemporain, la solution de facilité, qui était la mienne jusqu’à présent, est d’arriver à la conclusion que ces artistes sont des charlatans venu·e·s faire leur beurre sur un pan de la société en quête de crédit.
C’est d’autant plus vrai depuis l’avènement des réseaux sociaux qui a intensifié ce jeu du paraître. Désormais, n’importe qui a intérêt à mettre une story au musée pour feindre d’être cultivé·e. L’art contemporain devient ainsi une spirale infinie dans laquelle charlatans et faux·sses passionné·e·s se mangent dans la main. Pourtant, il y a dans tout ça de vrai·e·s artistes et de vrai·e·s passionné·e·s.
Pour apprécier l’art contemporain, je pense qu’il faut se détacher de tout cliché. Oubliez tout ce que vous savez et développez votre propre esprit critique. Voyez l’art contemporain comme une expérience personnelle. C’est entre vous et l’œuvre : nul ne doit impacter votre jugement. Chaque exposition est un album et vous mettez les morceaux que vous voulez dans votre playlist intime.