À voir aussi sur Konbini
Que le temps passe vite. Il y a dix ans, le rap français commençait à peine à se démocratiser auprès du grand public, porté par quelques artistes devenus iconiques et d’autres qui ont connu fortunes diverses depuis. Alors qu’Orelsan débutait son petit bonhomme de chemin dans le rap tricolore avec Perdu D’Avance, un trio historique de poids lourds se détachait clairement du lot : La Fouine, Rohff et Booba.
Et si cette concurrence se poursuit une décennie plus tard à base de clashs réguliers – et souvent ridicules – sur Instagram, tout a débuté avec une période où les trois artistes ont chacun dévoilé un projet culte à des intervalles très courts. Pour fêter les onze ans de l’album Le Code de l’horreur de Rohff, retour sur une saga qui a marqué au fer rouge l’histoire du rap hexagonal.
Booba, précurseur fragile
Le premier à dégainer, c’est le Duc en personne. Le 24 novembre 2008, Booba dévoile 0.9. Un disque précurseur sur lequel il rappe sous autotune – une première en France, avec une utilisation inégale et parfois maladroite. S’il fait figure de pionnier à l’époque, la démarche surprend et suscite beaucoup de scepticisme.
Même armé du diablement efficace single “Pourvu qu’elles m’aiment”, l’album ne fait clairement pas l’unanimité sur le moment auprès des fans. Booba est devenu indésirable pour une grande partie de l’auditoire rap français – un désamour éphémère qui le poussera d’ailleurs à franchir l’Atlantique pour rejoindre Miami quelque temps plus tard.
L’opération 0.9 mettra du temps à convaincre et séduire les amateurs de rap français. Sûrement a-t-il été mal compris à sa sortie. Il faut bien reconnaître que la transition avec le précédent album, Ouest Side, est abrupte. Peut-être trop. Pourtant, il n’y a que la forme qui évolue : le discours reste très similaire de la discographie de B2O, tout comme la construction des morceaux, sans réel thème mais agrémentés de quelques punchlines dont il a le secret.
Si aujourd’hui on peut légitimement affirmer que ce projet a marqué l’histoire du rap hexagonal, cet accueil mitigé a créé une brèche dans la carrière de Booba avec “seulement” 90 000 ventes, le pire score pour un album du Duc de Boulogne. Une faille dans laquelle son plus grand concurrent va quasi immédiatement tenter de s’engouffrer.
Rohff et le hardcore à son paroxysme
Alors qu’il possède une carrière déjà très riche, Rohff est en quête de reconnaissance. C’est simple, pour lui, ce sera le trône ou rien avec Le Code de l’horreur. Peut-être bien qu’il s’agit là de la période la plus charnière de sa carrière. Si ses trois précédents projets ont tous été plébiscités et certifiés disque de platine, ROH2F met les bouchées doubles dans son Audi R8 digne d’Iron Man, pour dépasser son concurrent direct depuis une bonne dizaine d’années déjà : Booba.
Et pour cela, quoi de mieux que de l’authentique hardcore ? Rohff dévoile une déclinaison infernale de son premier projet Le Code de l’honneur, préparé en partie en prison. Dès le premier morceau, “Rap Game”, on comprend immédiatement l’ambition du représentant du 94. Sur une prod’ bien sombre, ROH2F revendique son héritage. Avec 1h24 de son réparti en 18 pistes, le rappeur s’offre un projet massif – qui aurait été parfait pour les plateformes de streaming by the way. Extrêmement long donc, mais parfait pour rincer ses fans.
Si l’album est finalement assez mal écrit et plutôt inégal (“Tu veux piloter le rap ? Passes les vitesses avec mon zizi” sur “Que Pour Les Vrais”), il se rattrape avec de nombreuses autres qualités. Notamment sa construction, intelligemment réfléchie. Même s’il assume lui-même de faire de la musique de “K-sos”, il pense à mettre trois featurings consécutifs en compagnie respectivement de Speedy, Wallen et Amel Bent, qui accorde une sorte de pause bienvenue sur le disque. De plus, le titre “Hysteric Love” avec Amel Bent lui permet d’attirer une partie du public davantage féminin de la chanteuse.
L’ancien de la Mafia K’1 Fry compense également avec des grosses prod pesantes et ténébreuses. Efficace. Or à cette époque, ce sont davantage les sonorités qui font vendre que les lyricistes – une vérité quasi-générale qui se vérifie encore souvent aujourd’hui. Et cela marche, puisqu’il est à ce moment-là l’un des rappeurs les plus crédibles. Son tube “La Grande classe” tourne autant en boucle sur MTV que dans les halls d’immeubles.
Avec des jeux de mots plus ou moins bien sentis (“Repris de Justesse”), Rohff reste fidèle à son style très “ter-ter”, même s’il demeure inaccessible pour de nombreux auditeurs, y compris fan de rap. Certains pourront légitimement estimer qu’il a peut-être raté à ce moment l’occasion de donner une nouvelle dimension à son univers musical et sa carrière purement artistique.
Toutefois, il en résulte un double disque de platine qui figure parmi les meilleures ventes de sa carrière, sachant que Rohff a une fan base extrêmement fidèle et est par conséquent un très gros vendeur de disque. D’un point de vue strictement commercial, le verdict est sans appel : Rohff domine. Mais le répit va durer seulement quelques semaines, avant qu’un troisième larron ne pointe le bout de son n… de sa barbichette dans la course au trône.
La Fouine ou le rappeur du peuple
Cet homme en question, c’est La Fouine, connu aussi sous le ravissant nom de “Fouiny Baby”. Le troisième membre de ce trio d’anthologie s’immisce à peine dans la course, puisqu’il a percé bien plus tard que ses deux homologues. Après avoir fait le featuring cultissime “Reste en chien” avec Booba en 2007, son précédent projet Aller-Retour le révèle (double disque d’or). Mes Repères – sorti le 23 février 2009 – est celui qui le fait exploser et le propulse sur le devant de la scène française. Il signe ainsi sa véritable entrée dans le game cé-fran, et s’impose immédiatement parmi les références du genre.
“Ça fait mal”, disponible en deux versions – dont une avec Sefyu et Soprano – parmi les 19 pistes de l’album devient un hit. Tout comme “Hamdoulah ça va”, avec la voix de Sefyu sur “Molotov’ 4”, qui se mue en un titre culte. Il y a pourtant peu de featuring sur ce projet. Seuls Sefyu et Soprano (à deux reprises donc), et son frère Canardo – qui assure également une bonne partie de la prod – apparaissent sur la tracklist. Et même si cela a relativement mal vieilli, on est très proche de ce qu’il se fait de mieux à l’époque. Avec le fameux “quoi de neuf Fouiny Baby” martelé à multiples reprises tout au long du projet.
Le titre “Du Ferme” devient lui l’hymne des collèges et des lycées. Laouni – de son vrai prénom – y expose à merveille sa prédisposition naturelle au storytelling. Contrairement à Rohff et Booba, il élargit son auditoire avec des sons fédérateurs. Comme c’est le cas avec son tube “Tous les mêmes”, véritable ode à la tolérance et à l’union. Conscient lui-même de faire… du “Rap Inconscient”. Allez comprendre.
Pas à un paradoxe près, le rappeur de Trappes assume pleinement cet aspect “débrouillardise” de sa musique. Son histoire sonne vrai, ses textes aussi. Ce n’est pas toujours très bien écrit, ni bien produit, mais son univers se révèle souvent touchant – et c’est bien là l’essentiel. On peut le constater sur les quelques morceaux où il expérimente avec de l’autotune (“Chips”) – avec parcimonie toutefois. Innover, ce n’est clairement pas son point fort. Mais La Fouine fait du rap populaire, accessible quasiment à tout le monde. Tandis que Booba et Rohff s’enferment dans leurs personnages respectifs.
Un avantage crucial sur ses deux rivaux que La Fouine réussit à convertir. Mes Repères finit disque de platine, se classe numéro 2 à sa sortie en France, et reste à ce jour son plus beau succès commercial avec le projet qui suivra La Fouine vs Laouni – avant d’entamer une chute brutale dans les charts. De plus, il sera nommé dans la catégorie “album de musiques urbaines de l’année” aux Victoires de la musique, tout en étant en course dans la catégorie “révélation de l’année”. Sur le son “Rap Français”, il chantait : “J’suis sûre que dans dix ans, je serais toujours là en train de poser”. Et il ne s’est pas trompé.
Des trajectoires divergentes
Car depuis, Sam a eu le temps de purger la moitié de sa peine et le rapport de force a bien changé. Même si La Fouine a parfaitement su se réinventer – toujours en suivant les tendances plutôt qu’en les dictant – un homme se dégage clairement de ce trio : B2O. Expert en clash et en punchlines, le Duc a su écarter tous les prétendants du Trône qu’il revendique – tant d’un point de vue artistique que médiatique.
Rohff et La Fouine se sont eux musicalement enlisés dans une sorte de combat perdu d’avance contre leur homologue. Comme en atteste le morceau “On peut pas tout avoir” sur La Cuenta en 2011, où les deux rappeurs allient leur force sur ce qui s’apparente à un véritable naufrage sonore. Sachant que sur le même album, Rohff a fait des collab avec Jena Lee (lui aussi) et Indila, ça commence à faire beaucoup. On vivait vraiment une drôle d’époque au début des années 2010.
La concurrence s’exacerbe, et c’est avant tout les ventes de disque qui sont à l’origine des frasques à répétition qui suivront dans les années à venir. Le Code De L’horreur sera le dernier gros succès commercial de Rohff. La Fouine déclinera dès 2013, avant de toucher le fond du fond avec Nouveau Monde en 2016 et la mixtape Capitale Du Crime Censurée un an plus tard. Tandis que les cinq albums de Booba sortis après 0.9 seront tous certifiés au minimum disque de platine avec 200 000 ventes, dont deux triple disques de platine pour Lunatic et le dernier en date, le prémonitoire Trône. Les rivaux auraient peut-être dû être avertis plus tôt : “il n’en restera qu’un”.