L’an dernier, le musée Picasso organisait une rétrospective en l’honneur de Faith Ringgold. Et il était temps, puisque Faith Ringgold, décédée samedi 13 avril, était la fière autrice d’une œuvre dense et plurielle où se mêlent des peintures, des dessins, des sculptures, des illustrations et, par-dessus tout, des histoires.
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Depuis le début de sa carrière artistique dans les années 1950, Faith Ringgold a utilisé ses talents dans différents domaines artistiques (la peinture, la sculpture, l’écriture, l’illustration et le patchwork), pour mettre en lumière le racisme inhérent à la société états-unienne. Afin de célébrer l’important apport de l’artiste à l’Histoire, voici six choses à savoir sur sa vie et son œuvre.
Ses œuvres sont le reflet de son identité…
Nous ne sommes pas notre passé, mais on peut trouver dans celui-ci les clefs de notre présent. Il paraît facile d’évoquer les parents d’un·e artiste pour expliquer son œil et son attrait pour les arts, mais chez Faith Ringgold cela nous paraît nécessaire. On rappelle souvent le fait que sa mère était styliste tandis que son père “brillait par les histoires qu’il racontait”. Leur fille s’est frayé un chemin à l’intersection de ces passions : au fil des années, son travail est resté tendu vers la représentation visuelle de celles et ceux qui lui ressemblaient, des Noir·e·s-Américain·e·s évoluant dans un pays raciste et ségrégué.
Faith Ringgold, Early Works #25: Self-Portrait, 1965, don d’Elizabeth A. Sackler. (© ARS, NY et DACS, London, ACA Galleries, New York 2022/Brooklyn Museum)
Elle affirmait vouloir raconter son histoire : “Qui suis-je et pourquoi ? Pourquoi, qui, quoi, où, quand ?” Persuadée de l’importance du récit personnel au service du collectif, elle enjoignait quiconque à faire de même, rappelant qu’“on ne peut pas attendre que quelqu’un nous dise qui on est. Il faut l’écrire, le peindre, le faire” et qu’il ne dépend que de nous de faire une différence : “Ton travail, c’est de raconter ton histoire. Ton histoire doit venir de ta vie, de ton environnement, de qui tu es, d’où tu viens”, tel qu’elle aimait à le rappeler.
Souffrant d’asthme durant l’enfance, elle “manquait souvent l’école”, relate la notice biographique que lui consacre The Art Story. C’est durant ces moments passés chez elle que sa mère lui apprenait à coudre et encourageait “ses activités artistiques” : “Elle m’a appris à être debout, à blaguer, à être à l’aise avec moi-même et à promouvoir mon travail.”
… et du monde qui l’entourait
L’œuvre de Faith Ringgold a été créée en réaction au monde qui l’entourait, à ce qu’elle a vécu en tant que femme noire, mais aussi à ce dont elle a été témoin. Notant que ses professeurs ne jugeaient pas nécessaire de parler “d’art africain ou africain-américain” durant ses études d’enseignement artistique (les études d’art étant à l’époque réservées aux hommes), l’artiste a voyagé sur le continent africain afin de “s’occuper de cette partie” elle-même, dans les années 1970.
Faith Ringgold, Black Light Series #1: Big Black, 1967, fonds de Jorge M. Pérez et du John S. et James L. Knight Foundation. (© ARS, NY et DACS, London, ACA Galleries, New York 2022/Pérez Art Museum Miami)
Son étude des masques et sculptures ouest-africaines et son “intérêt pour les rythmes et les motifs africains” ont particulièrement inspiré son travail des formes et de la géométrie, tout en lui faisant remarquer l’influence de ces œuvres sur l’art moderne, arguant même que ces inspirations sont ce qu’elle “préfère chez Picasso, Matisse et les autres maîtres modernistes européens qu’on [lui a] dit de copier”.
Son travail sur les quilts, ces couvertures de patchwork, est lui aussi inspiré des cultures qui l’entouraient et qu’elle explorait. Elle travaillait d’après l’héritage de sa grand-mère, qui lui a appris l’importance du patchwork chez les femmes africaines-américaines de sa génération pour raconter des histoires, et s’inspirait des peintures sur tissu tibétaines et népalaises qu’elle découvrit au Rijksmuseum en 1971.
Sa première série textile, Slave Rape, est réalisée en collaboration avec sa mère. Elle y abordait l’esclavage “pour la première fois et de façon frontale”, rapporte le musée Picasso au sein de son exposition “Black is Beautiful”. L’artiste mêlait ainsi une pratique familiale, l’Histoire africaine-américaine et des traditions africaines et asiatiques, comme une réappropriation de son identité et une refonte de ce qu’englobe l’histoire de l’art.
Faith Ringgold, Slave Rape #2: Run You Might Get Away, 1972. (© ARS, NY et DACS, Londres/ACA Galleries, New York 2022/Glenstone Museum/Photo: Tom Powel Imaging/Pippy Houldsworth Gallery, Londres)
C’est son enfance qui a forgé sa conscience politique
Née Faith Willi Jones en 1930 à New York, la benjamine de sa fratrie a grandi sous l’influence de la Renaissance de Harlem, ce mouvement de renouveau de la culture africaine-américaine insufflé par des intellectuel·le·s noir·e·s au début du XXe siècle, qui revendiquaient une solidarité et une identité forte à travers les sphères artistiques et politiques.
Bien qu’elle soit née pendant la Grande Dépression, l’artiste a toujours insisté sur le fait qu’elle n’a pas vécu une enfance “pauvre et opprimée”. Elle a veillé, durant toute sa carrière, à réfuter les clichés tout en dénonçant le racisme et le sexisme subis par nombre de ses compatriotes.
Faith Ringgold, Woman on a Bridge #1 of 5: Tar Beach, 1988, don de Gus et Judith Leiber. (© ARS, NY et DACS, Londres/ACA Galleries, New York 2022/Solomon R. Guggenheim Museum, New York)
Dans son quartier de Harlem, gravitaient de grands noms noirs de la musique (Dinah Washington, Duke Ellington), des droits sociaux (Mary McLeod Bethune, Thurgood Marshall) ou encore de l’art (Aaron Douglas). Cette émulation artistique et intellectuelle lui a permis une ouverture sur le monde et la création et est une preuve supplémentaire de la nécessité et du pouvoir de la représentation.
Son art est militant…
Appuyant le fait que son travail est basé sur son “expérience de vie” et rappelant qu’elle est “une femme noire aux États-Unis”, Faith Ringgold proposait une œuvre empreinte de militantisme. Elle rappelait qu’elle ne peut envisager le “beau” qu’agrémenté d’une portée sociale. “Bien que j’aime un beau vase rempli de fleurs, un paysage ou un coucher de soleil, je ne serai pas émue de peindre une de ces scènes sans une référence personnelle significative et politique”, déclarait-elle.
Faith Ringgold, American People Series #20: Die, 1967, don du Modern Women’s Fund, Ronnie F. Heyman, Glenn et Eva Dubin, Michael S. Ovitz, Daniel et Brett Sundheim, et Gary et Karen Winnick. (© ARS, NY et DACS, London, ACA Galleries, New York 2022/The Museum of Modern Art/SCALA/Art Resource, NY)
Incidemment, ses œuvres sont parfois violentes, aussi violentes que l’expérience des personnes noires aux États-Unis : “Je ne voulais pas que les gens puissent regarder et détourner le regard, parce que beaucoup de gens font ça avec l’art. Je veux qu’ils regardent et voient. Je veux agripper leurs yeux et les maintenir ouverts, parce que c’est ça, l’Amérique”, peut-on lire sur un des murs du musée Picasso, qui expose des tableaux, sculptures et mises en scène parfois difficiles à soutenir.
En 1967, elle réinterprétait par exemple le célèbre Guernica de Picasso à la lumière du racisme états-unien. Les villageois·es basques de l’Espagnol sont remplacé·e·s par des Noir·e·s et des Blanc·he·s qui s’entretuent à coups de pistolet, tandis que deux enfants, noire et blanc, s’enlacent en observant le massacre, l’air apeuré.
Faith Ringgold, American People Series #18: The Flag Is Bleeding, 1967, don de la Glenstone Foundation. (© ARS, NY et DACS, Londres, ACA Galleries, New York 2022/National Gallery of Art, Washington, Patrons’ Permanent Fund)
Cinq ans plus tard, son United States of Attica vient commémorer la mort de 33 détenus et dix employés survenue suite à la “brutale répression” ordonnée par le gouverneur Nelson Rockefeller en 1971. L’affiche présente une carte des États-Unis sur laquelle sont détaillés “les lieux, le nombre de morts, les dates des événements violents ayant marqué l’histoire du pays depuis sa fondation”.
Face à l’œuvre, cinquante ans plus tard, on ne peut que remarquer qu’elle nécessiterait une triste mise à jour et, malheureusement, la longue carrière de Faith Ringgold n’a pas vraiment connu d’élan d’espoir. En 1997, sa série de quilts The Flag is Bleeding montre une Star-Spangled Banner en train de saigner sur une femme noire qui pleure elle aussi des larmes de sang et “tente de protéger ses enfants”.
La version de 1967 montrait à la place de la famille une femme blanche entourée de deux hommes, un Noir et un Blanc. Seul l’homme noir saigne. Une de ses mains tient un couteau tandis que la seconde repose sur son cœur, essayant de calmer sa plaie tout en donnant l’impression de prêter allégeance au drapeau. À ses côtés, le duo blanc semble indemne.
Faith Ringgold, United States of Attica, 1972. (© ACA Galleries, New York/ARS, NY et DACS, Londres/Courtesy of ACA Galleries, New York 2022)
… et intersectionnel
Inspirée par les écrits de James Baldwin et la puissance éloquente de Martin Luther King Jr., elle notait tout de même qu’il manquait “un point de vue de femme à cette époque”, et qui plus est de femme noire. “Tout le pays écoutait ces hommes noirs. Je me suis sentie appelée à créer ma propre vision de l’expérience noire que nous étions en train de vivre. […] J’avais quelque chose à ajouter – la description visuelle de ce qu’on est et ce à quoi on ressemble”, expliquait-elle a posteriori.
L’artiste se représentait en autoportrait et montrait des femmes noires combattantes, à l’instar de Charlayne Hunter-Gault, “l’une des toutes premières étudiantes noires-américaines” en 1961. Avide de représentations réalistes et politiques, Faith Ringgold affirmait que, dans ses œuvres, ses “femmes volent ; elles sont libres, complètement”.
Elle a écrit des livres illustrés
En 1995, Faith Ringgold a publié ses mémoires sous forme d’album jeunesse. Ses dessins bruts relataient son enfance, ainsi que tous les obstacles qu’elle a dû surmonter en tant que femme noire au XXe siècle. Odes à l’espoir et à la résistance, ses mémoires rappelaient l’importance de mettre des mots et des images sur les inégalités – passées et subsistantes – afin de les combattre.
Couverture de l’ouvrage We Flew over the Bridge: The Memoirs of Faith Ringgold, 1995.
L’exposition “Faith Ringgold : Black is beautiful” est visible au musée Picasso, à Paris, jusqu’au 2 juillet 2023.