John Waters, David Cronenberg, Harmony Korine ou encore David Lynch aux États-Unis, Pasolini en Italie, Andrzej Żuławski en Pologne, Quentin Dupieux ou Julia Ducournau en France : la liste est longue et prête à sourire autant qu’elle donne des sueurs froides. Pour le plus grand bonheur des spectateurs, au pays du septième art, les fous furieux sont légion.
À voir aussi sur Konbini
Mais en matière d’exagération, d’expérimentation, de délire hallucinant et halluciné en mode méchant trip sous LSD, aucun n’arrive à la cheville de Nobuhiko Obayashi et de son film House. Appelé Hausu par ses nombreux adorateurs occidentaux, qui utilisent son titre original japonais, le film est devenu au fil du temps presque un objet mythologique, une précieuse relique qui symbolise toute la puissance de l’imaginaire et apporte une preuve irréfutable que le cinéma n’a aucune frontière créatrice.
(© Potemkine Films)
Concurrencer Les Dents de la mer
Pour ce chef-d’œuvre du cinéma japonais, tout commence de l’autre côté du Pacifique : en 1975, à Hollywood. Un jeune réalisateur, Steven Spielberg, vient de choquer la planète cinéma avec un film catastrophe sous haute tension fabriqué avec trois francs six sous et quelques bouts de ficelles. Les Dents de la mer devient instantanément un succès mondial, l’alliance parfaite de l’art et de l’artisanat, le pionnier d’une course effrénée au blockbuster.
La Toho, l’une des plus grandes maisons de production japonaise à qui l’on doit notamment la série culte Godzilla mais qui, depuis quelques mois, tire la langue suite au départ de son réalisateur star Akira Kurosawa, voit dans les prouesses de Steven Spielberg une opportunité à exploiter. Elle aussi veut dénicher la perle rare, un cinéaste audacieux, astucieux, à l’imaginaire sans limite, capable de lui offrir le blockbuster ultime.
La Toho se tourne alors vers Nobuhiko Obayashi. Avec ses courts-métrages expérimentaux et son film Confession, le jeune réalisateur s’est déjà fait un nom dans le milieu du septième art nippon et passe pour un drôle d’oiseau. Mais son esthétique unique a séduit le monde de la publicité qui en a fait un de ses cinéastes favoris. En quelques années, il a tourné des milliers de films publicitaires, dont beaucoup mettent en scène des stars occidentales. Catherine Deneuve, Sophia Loren ou encore Charles Bronson sont ainsi passés devant sa caméra.
Obayashi s’est fait la main et a commencé à imposer son univers délirant. Il est temps maintenant de rentrer dans la cour des grands.
Objet cinématographique non identifié
Obayashi n’est pas du genre à se laisser impressionner par l’ampleur du projet. Au contraire, il préfère s’en amuser. Il sait même déjà quelle histoire il va raconter. En se basant sur les cauchemars de sa fille Chigumi, qu’il citera au générique comme une des scénaristes de son film, il décide de se lancer dans un conte horrifique classique et de raconter une histoire simple, celle d’une lycéenne se rendant en compagnie de six amies chez sa tante malade qui vit recluse dans une demeure isolée. Mais à la nuit tombée, le séjour bucolique se transforme en combat acharné contre une horrible maison hantée.
Avec l’horreur, le réalisateur s’attaque à un genre adoré du public japonais pour mieux le détourner. Il le mélange même avec des références appuyées au gothique européen. Il s’amuse surtout sans pitié du kawaï, concept sacré au pays du soleil levant, ce culte du mignon, du coloré. Ces jeunes filles souriantes et apprêtées, le réalisateur, lui, va les offrir à la merci de sa maison hantée.
Car comme le titre l’indique, la véritable star du film, c’est cette maison, qu’il utilise comme le réceptacle de toute sa créativité. Obayashi garde toujours à l’esprit sa mission : offrir un monument de cinéma populaire. Mais il met un point d’honneur à imposer son univers.
Si du point de vue du scénario, House est on ne peut plus classique, du point de vue du travail de l’image, c’est tout simplement le film le plus fou jamais conçu. Obayashi déploie une esthétique cartooneseque sans limite où se mêlent prises de vues réelles et animation. Jumpcut, maquettes, collage, surimpressions, astuces photographiques et techniques d’avant-garde : au rythme d’une bande-son effrénée, les délires psychédéliques s’enchaînent et nous propulsent dans un monde visuel surréaliste. Des chats volants, des pianos avaleurs de doigts, des têtes cannibales, tout cela dans une succession de couleurs saturées ou de flashs saccadés : House est un roller coaster cinématographique interdit aux âmes sensibles et aux épileptiques qui hypnotise le spectateur médusé.
Mais le film n’est pas qu’une course au sketch déjantée. Plus sérieux qu’il n’y paraît, il déploie une mélancolie qui fait passer en un instant du rire aux larmes. L’humour est absurde, enfantin, mais la cruauté, elle, est tout à fait adulte. Obayashi a passé son enfance aux portes d’une ville d’Hiroshima dévastée, il connaît mieux que quiconque les drames de l’humanité et son film est aussi le récit tragique d’une enfance qui part en fumée.
Une destinée contrariée à l’étranger
Si la Toho est déroutée par le film qui lui est proposé, elle décide de s’engager à fond à ses côtés. Grâce à des investissements immenses, elle mène une campagne marketing incroyable. Des millions de produits dérivés, un manga, des productions radiophoniques : lorsqu’il débarque dans les salles japonaises le 30 juillet 1977, le film devient instantanément un phénomène geek qui rappelle par certains aspects le Star Wars de George Lucas.
Pourtant, hors du Japon, le film connaît une destinée contrariée. Aux États-Unis, le film est diffusé lors de projections underground, on se passe les copies sous le manteau comme si elles étaient interdites. House devient un mythe silencieux qui influencera des réalisateurs comme Sam Raimi mais qui n’aura jamais le droit à la lumière. Il faudra attendre des années avant que le film entre dans la prestigieuse collection Criterion. En France, c’est encore pire : le film n’est diffusé qu’une seule fois, au Festival international du film fantastique et de science-fiction de Paris, en 1978.
Quarante-cinq ans plus tard, grâce à Potemkine Films, éditeur de DVD et distributeur ciné, l’erreur est aujourd’hui réparée.