À l’occasion du NHK World Japan, qui se tient du 14 avril au 7 juillet à la Maison de la culture du Japon à Paris, nous avons rencontré Kaku Arakawa pour son excellent documentaire Never-Ending Man, consacré au mythique Hayao Miyazaki.
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C’est l’un des rares hommes sur Terre à avoir observé d’aussi près Hayao Miyazaki à l’ouvrage. Depuis 2006, le réalisateur nippon Kaku Arakawa suit en effet avec méticulosité le maestro de l’animation mondiale. Il lui a déjà consacré six documentaires. Le septième, intitulé Never-Ending Man, sortira d’ici à la fin de l’année sur le sol français (date à venir).
On y découvre Miyazaki à la sortie de sa retraite, qu’il a interrompue en 2013 afin de se lancer, à 75 ans, dans un projet de court-métrage requérant de nouvelles technologies. L’opus offre aux fans une immersion courte et passionnante dans l’antre d’un artiste humaniste et profondément attachant. Un homme hors du temps, dont la sagesse émeut. Kaku Arakawa, invité du NHK World Japan, a accepté de confier à Konbini quelques secrets bien gardés. Entretien.
Konbini | Quand avez-vous rencontré Hayao Miyazaki pour la première fois ?
Kaku Arakawa | À partir de 2000, j’ai travaillé pendant cinq années au sein de la NHK à Nagano [la NHK est l’entreprise publique qui gère les stations de radio et de télévision du service public japonais, ndlr]. Je faisais de petits reportages consacrés à l’information. En 2005, j’ai rejoint les bureaux de Tokyo en tant que réalisateur de documentaires. Dans le cadre de mes fonctions, j’ai été amené à travailler sur le programme télévisé hebdomadaire The Professional ayant pour but de mettre en valeur des personnalités reconnues dans leurs domaines d’activités respectifs.
C’est ainsi que j’ai approché Toshio Suzuki, le producteur en chef et ancien président du studio Ghibli. Je lui ai consacré un épisode, sorti en mars 2006. C’est un grand ami de Hayao Miyazaki. Du coup, il me l’a présenté. Au Japon, monsieur Miyazaki a une aura incroyable. Mais il renvoie aussi l’image d’un personnage incommode, qui fait assez peur. J’étais d’ailleurs effrayé à l’idée de le rencontrer. Il s’est, fort heureusement, montré très agréable.
Je lui ai très vite demandé si je pouvais commencer à le filmer. Il a refusé. Face à sa méfiance, j’ai fait comme dans Le Voyage de Chihiro quand la petite fille tanne tout le monde pour travailler dans les bains. J’ai insisté. Et ça ne marchait toujours pas. Voyant que je ramais, monsieur Suzuki m’a dit qu’il fallait nouer une véritable relation, qu’il était nécessaire d’aller vers lui, sans m’imposer. L’idée, c’était d’être dans les parages.
Qu’est-ce qui vous a frappé chez lui ?
La première fois que je suis allé à son atelier, je lui ai posé une question à laquelle il a répondu pendant plus de trente minutes, en multipliant les digressions. C’était si intéressant que j’en ai oublié… ma question ! Face à moi, je n’avais pas cet homme à l’image effrayante comme cela se murmurait partout. J’ai vu au contraire quelqu’un de solitaire, en retrait, qui avait peu de personnes à qui parler. Parce que, justement, la plupart des gens le craignent et ont peur de l’approcher. Les Japonais le respectent trop pour tisser un lien ou une relation avec lui.
En 2006, je me souviens qu’il dessinait des esquisses de ce qui deviendrait, quelque temps plus tard, Ponyo sur la falaise. Il était assis devant de grandes planches et, sans crier gare, il m’a demandé : “Pour toi Arakawa, la mer, ça ressemble à quoi ?” J’étais surpris et je n’ai pas su quoi répondre. Sûrement parce qu’il venait de m’inclure dans l’essence même de sa réalisation. À cet instant, j’ai compris que je pouvais aller loin dans son intimité. Le rapport de confiance s’était installé. J’en étais soulagé.
Dans Never-Ending Man, il apparaît seul, vivant comme un ermite. Vous évoquez très peu sa famille et son entourage. Qu’en est-il ?
Ce n’est pas du tout un ermite même s’il est perçu comme tel dans mon documentaire. En réalité, il y avait un contrat entre nous stipulant que je ne pouvais immortaliser que ce qui avait trait à son travail, et non à sa vie privée. On ne voit donc ni sa femme ni ses enfants. Sa maison est située à une heure de route de son atelier et je n’y ai jamais mis les pieds.
Hayao Miyazaki est en tout cas un homme qui adore parler. Quand j’arrivais à son atelier dans la matinée, il me racontait tout ce qu’il avait fait juste avant : l’heure à laquelle il s’était levé, sa gymnastique matinale, son ramassage des ordures, sa sortie pour prendre le café… Je n’ai pas pris d’images de tout ça. Mais je vois un peu comment il a l’air de vivre sa vie.
Il ressemble à un gourou, presque à un dieu, au sein de sa structure. Est-ce ainsi qu’il est vu par les employés du studio Ghibli ?
Je me demande si j’ai le droit de dire ça… [Il réfléchit et se décide.] Ghibli est, disons, une entreprise un peu dictatoriale. Miyazaki en est le manitou. C’est un studio qui n’existe que pour créer ce qu’il veut créer. Quand il doit virer quelqu’un, il le fait sur-le-champ. C’est un univers assez spécial, comme le reconnaît d’ailleurs monsieur Suzuki.
Je vais vous donner un petit exemple. Monsieur Miyazaki a créé, de façon purement philanthropique, un petit jardin d’enfants au sein de l’atelier à destination de la progéniture de ses employés. Un très bel endroit, avec des arbres, du bois, parfaitement aéré, plein de bosses et de formes où jouer est un plaisir.
La première année, il n’y a eu que cinq gamins pour cinq puéricultrices. La sauce n’a pas pris parce que certains avaient peur de se faire prendre en otage, que cela crée une dépendance supplémentaire au studio Ghibli. Les salariés ont été sur la défensive alors que ça partait d’une bonne intention. Monsieur Miyazaki est assez craint.
Il a formé de nombreux talents, qu’il regrette de devoir à chaque fois dévorer…
J’ai du mal à expliquer la raison pour laquelle il a dit ça… J’en ai encore des frissons. Je m’en souviens bien. J’avais posé la question suivante : “Avez-vous tenté de former des personnes pour vous succéder ?” Il a répondu que oui mais qu’il ne pouvait s’empêcher de se nourrir de leur talent. Il ne l’aurait jamais confessé en 2006, lors de notre première rencontre. Là, il l’a dit calmement, avec neutralité.
Pensez-vous qu’il soit jaloux de leur jeunesse ?
Oui. Plus que de la jalousie, je dirais de l’envie. On le discerne bien quand le responsable des images de synthèse arrive dans les locaux. Monsieur Miyazaki explique à ce moment qu’il a les yeux qui brillent au contact de cette jeunesse pleine d’envies. Cela a fait remonter en lui des souvenirs avec Isao Takahata et a soulevé une vague de mélancolie. Quand il a annoncé sa retraite en 2013, juste après Le vent se lève, il m’a dit qu’il n’était plus nécessaire que je le filme. Et je crois que ce qui l’a réveillé, c’est de trouver de nouvelles proies à dévorer. C’est la jeunesse qui l’a remis en selle.
Il lâche dans le documentaire : “Je veux un autre moi…” Croit-il en la possibilité d’un héritier ?
Il le dit depuis longtemps, depuis qu’il a quarante ans. Il veut un autre artiste comme lui. Il voudrait que ça existe. Là, il travaille sur son prochain long-métrage et j’ai l’impression qu’il a possiblement déniché un héritier dans l’équipe…
Question de curiosité : savez-vous pourquoi Hayao Miyazaki déteste autant La Reine des neiges et sa chanson ?
[Rires.] Généralement, il aime dire du mal de Disney. Pixar, il tolère un peu plus parce qu’il y a de grosses pointures comme John Lasseter, qu’il respecte. Vous savez, comme partout dans le monde, La Reine des neiges a rencontré un énorme succès au Japon. Résultat : les enfants de certains de ses employés chantaient souvent à tue-tête : “Délivréééée, libéréééée”, et ça l’a complètement soulé. Je crois que cette détestation est à la fois une blague et peut-être une forme de jalousie par rapport à un tel succès. Je précise néanmoins que monsieur Miyazaki admire les premiers films de Disney, lesquels ont été un moteur pour son travail.
En quoi l’avoir côtoyé aussi longtemps vous a-t-il donné une lecture inédite sur son œuvre ? Qu’est-ce que ça change ?
Ça change tout… Tenez, dans Le Voyage de Chihiro, on voit l’homme sans visage qui se dit triste et seul et qui dévore tout sur son passage. Pour moi, c’est monsieur Miyazaki en personne ! Quand Chihiro est dans le train qui file sur l’eau, c’est sa représentation personnelle du chemin qui mène vers le monde des morts, vers l’au-delà… En fait, monsieur Miyazaki est présent dans chaque personnage de Ghibli.
Hayao Miyazaki défend de nombreuses causes, notamment la nature et les animaux. Il y a la recherche de paix éternelle, le respect des anciens. Qu’est-ce qui, selon vous, compte finalement le plus pour lui ?
Pour lui, ce qui compte le plus, c’est de vivre à fond, de profiter de la vie. Il fait sa gymnastique chaque jour. C’est primordial. Il veille à ne pas gâcher une minute de sa journée. Il a à cœur de ressentir le bonheur dans les instants du quotidien et de faire ressortir ça dans ses films.
On le voit très souvent douter. Et la mort guette. Elle est dans son esprit. À quel point en est-il terrorisé ? Never-Ending Man est d’ailleurs davantage un documentaire sur la peur de la mort que sur l’artiste…
Il a été réalisé dans cette optique, effectivement. On a même pensé l’appeler Le Dernier Homme, notamment parce que monsieur Miyazaki constitue l’un des derniers remparts d’une école du dessin à la main. Il symbolise la fin d’une certaine époque et sent sa propre fin se profiler. Raison pour laquelle il travaille autant. Des gens meurent autour de lui, des collaborateurs…
La disparition récente de monsieur Takahata a été dure à vivre pour lui. Il se demande s’il sera le prochain. Il a été très affecté. C’était un être irremplaçable qui l’avait pris sous son aile à ses débuts, un peu comme un mentor. Quand j’ai rencontré monsieur Miyazaki en 2006, il parlait de la mort différemment. Il disait : “Quand je mourrai, j’appellerai chacun des gens que j’aime, je leur serrerai la main, je leur demanderai s’ils ont un dernier truc à me dire…” Désormais, il espère mourir dans la tranquillité, avec uniquement sa femme à ses côtés. Si possible, il voudrait que son cœur s’arrête en dessinant.
Nous le voyons tester l’animation par ordinateur dans le cadre du court-métrage Boro the Caterpillar. Est-il désormais convaincu des bienfaits des nouvelles technologies ?
Le prochain long-métrage de monsieur Miyazaki, dont le titre en français signifie Comment allez-vous vivre ?, sera encore fait à la main, quasi intégralement. C’est le troisième projet pour lequel je suis à ses côtés et je ne l’ai jamais vu aussi jeune et excité. Concernant Boro the Caterpillar, ça lui a permis de comprendre ce que les images de synthèse peuvent apporter. Mais il en a aussi mesuré les limites. Il souhaite aller encore plus loin en dessinant à la main.
On le découvre parfois en train de parler aux enfants de ses employés. Il leur donne même des bonbons. Est-ce que l’avis des plus petits compte pour lui ?
Il n’a pas spécialement d’interaction avec les enfants. Il ne leur demande jamais ce qu’ils pensent de ses films. Aux prémices de notre collaboration, en 2006, il ne s’arrêtait jamais quand les gens l’abordaient dans la rue. Il traçait sa route sans même discuter. Là, il a changé radicalement. S’il voit un monsieur sur un chantier, il discute avec lui. Pareil avec les vieilles dames du coin. Lui-même s’étonne d’être devenu aussi affable avec le temps.
Il dit toujours que son désir est de vivre correctement dans un périmètre de trois kilomètres autour de chez lui. Son grand bonheur, c’est d’enlever les déchets avoisinants. Il opère avec une incroyable légèreté dans le geste. Il a inspiré tout son voisinage si bien que pour trouver des choses à nettoyer, il s’éloigne désormais de plus en plus de sa maison et se retrouve parfois dans les sous-bois. Il raconte ça avec beaucoup de fierté.
Hayao Miyazaki regarde-t-il beaucoup de films ? Quels cinéastes trouvent grâce à ses yeux ?
Il n’en regarde pas. Sauf ceux de John Lasseter. Il le respecte beaucoup. Il organise des projections de ses films au studio Ghibli pour ses collaborateurs. Et c’est tout.
À part des ramens, que mange-t-il ?
[Rires.] Des bentos que sa femme lui prépare très amoureusement et quotidiennement. Il s’alimente simplement, sans excès. C’est très light. On ressent d’ailleurs ce manque de bien manger au gré de ses personnages affamés qui, souvent, engloutissent une tonne de nourriture.