Le 11 mai dernier sur France Inter, l’acteur et réalisateur Artus révélait au micro de Léa Salamé qu’aucune marque n’était disposée à prêter des costumes à lui et son équipe pour leur montée des marches du Festival de Cannes. Le film d’Artus, Un p’tit truc en plus, actuellement en salle, est la success-story du moment au cinéma (3 millions d’entrées en trois semaines). Un petit film dont la promo est passée inaperçue et qui cartonne au box-office, il y en a un tous les 3-4 ans et la France en raffole (pensez aux Choristes, à Bienvenue chez les Ch’tis, à Intouchables).
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Pas étonnant alors, n’en déplaise aux puristes, que le casting du film soit invité à monter les marches de Cannes. C’est même une belle image de faire monter l’équipe d’un film populaire au festival le plus intello et snob du monde. Et pour fouler un des tapis rouges les plus célèbres du monde, il faut sortir le grand jeu. Et c’est là qu’arrive le “Costardgate”. Pour comprendre pourquoi le prêt d’un costume est au cœur d’une polémique, il faut raconter pourquoi un tapis rouge, c’est important, crucial même.
Tapis rouge : là où on est une star
La plupart des cérémonies ont un dress code chic, même si rien d’officiel n’est écrit. Il semble évident qu’il faut une tenue de gala pour un événement prestigieux. Pendant un temps, il y avait une rumeur selon laquelle les femmes étaient obligées d’être en talons pour monter les marches de Cannes, ce qui a été démenti par le Festival. En revanche, pour la montée, il faut une tenue de soirée (smoking obligé pour les hommes). Mais si le tapis rouge est un haut lieu de glamour, c’est parce qu’il est désormais le seul endroit où les stars sont des stars. Pour vous expliquer ça, rien de mieux qu’un extrait du documentaire Tapis rouge d’Olivier Nicklaus (disponible sur la boutique Arte, que je vous recommande vraiment si vous aimez tout ce système de la célébrité, c’est une enquête passionnante). Valerie Steele, une doctorante à l’époque directrice et conservatrice en chef du Fashion Institute of Technology, nous raconte :
“Avant, les actrices s’habillaient en tenant compte du costume porté durant le film. C’était souvent imposé par les studios. Il y avait aussi l’image de la star imposée dans la rue. Marlene Dietrich portait des pantalons, les femmes l’imitaient. Aujourd’hui, les stars sont mal fagotées dans la rue. Elles portent des tongs et tiennent un Starbucks. Elles sont rarement glamours sur le grand écran, car les films ne sont pas glamours. Et donc le seul endroit qui permette aux stars d’assouvir leur désir de glamour, c’est le tapis rouge !”
Pensez au cinéma de l’âge d’or hollywoodien, ou même aux vieux films français. Les actrices surtout sont plus glamours que jamais. Marilyn Monroe, Audrey Hepburn, Rita Hayworth ou même plus récemment Catherine Deneuve ou Olivia Newton-John, leur passage à l’écran transpirait de glamour. À l’écran, on voyait des stars, des icônes.
D’ailleurs, les alliances entre stars et couturiers se faisaient pour le cinéma, pas pour les tapis rouges. Une majorité des costumes d’Audrey Hepburn étaient réalisés par Hubert de Givenchy.
Maintenant, pensez à Zendaya dans Euphoria, Charlize Theron dans Monster ou Adèle Exarchopoulos dans Je verrai toujours vos visages. Leurs plus grands rôles sont ceux où elles sont plus vraies que nature, dépouillées de maquillage, limite méconnaissables et défigurées. Les acteurs raffolent de rôles extrêmes, et ils ont raison car les cérémonies adorent récompenser des performances extrêmes où la mise à nu est totale. En termes d’esthétique, de glamour et de rêve, les codes ont radicalement changé.
L’arrivée des réseaux sociaux n’a que renforcé cette idée que les stars sont “comme tout le monde”. Même si les stratégies digitales des gens riches et célèbres sont aussi des machineries bien rodées pour entretenir l’image d’une star, on est loin du mythique et du légendaire des années 1950 ou 1960. Il ne reste alors plus que le tapis rouge pour faire la performance de la célébrité. C’est sur ce morceau de tissu tiré sur des dizaines de mètres que tout se joue, que le rêve est entretenu.
Le business du tapis rouge
Pour entretenir ce rêve, le tapis rouge est devenu à la fois une scène pour les stars, une vitrine pour les marques et un business de plusieurs millions de dollars. Alors qu’avant, Sharon Stone s’habillait elle-même en Gap pour aller aux Oscars et que les starlettes de Disney Channel, Miley Cyrus, Demi Lovato ou Selena Gomez, se contentaient d’un jean et d’un T-shirt, désormais, un tapis rouge se prépare des semaines à l’avance.
C’est là que le fameux prêt de robe ou de costard intervient. Car même si les stars peuvent gagner beaucoup d’argent, parfois, surtout en début de carrière, ce n’est pas assez pour acheter une tenue chez un grand couturier. L’agent, voire le styliste quand elles en ont un, va alors demander aux marques de leur prêter une tenue. C’est là que la course s’est d’abord arrêtée pour Artus. Dans son interview à France Inter, il analyse avec justesse qu’“il est plus élégant pour une marque d’habiller Brad Pitt que d’habiller […] Artus et encore plus des acteurs en situation de handicap”. Effectivement, il faut être au moins Brad Pitt pour se faire prêter une robe. Car sachez que même Beyoncé, au début de sa carrière avec les Destiny’s Child, ne trouvait pas de marque pour prêter des tenues au groupe, alors même qu’il vendait des millions d’albums et était invité aux Grammy Awards. C’est la mère et l’oncle de Beyoncé qui faisaient eux-mêmes ses tenues.
Le site BuzzFeed a même listé tous les acteurs et actrices qui ont galéré à se faire prêter des tenues. Parmi eux, Jonah Hill, Bebe Rexha et même Melissa McCarthy, alors même qu’elle était invitée aux Oscars. Évidemment, leur point commun à tous est un tour de taille qui ne correspond pas aux standards un peu trop irréalistes de la mode. Tout ça pour vous dire que le cas d’Artus n’est pas isolé, loin de là. Ce qui ne le rend pas normal pour autant. Il est problématique et arriéré de refuser d’habiller des stars parce qu’elles ne sont pas de grandes actrices blanches.
Dernièrement, c’est le styliste de Zendaya qui a révélé que les grandes maisons de haute couture parisiennes ont longtemps refusé d’habiller la star aux 184 millions d’abonnés. Oui, oui, Zendaya !
Il y a donc des prêts, et dans le meilleur des cas, les stars sont carrément payées, grassement payées, à porter des marques sur le tapis rouge. Une technique assez récente. La première à avoir marqué cette tendance est Jennifer Lawrence. Fraîchement devenue la nouvelle hit girl de Hollywood en 2014 avec le succès de la saga Hunger Games, la maison Dior lui offrait un contrat de trois ans à plusieurs millions de dollars (la rumeur dit entre 15 et 20 millions de dollars), qu’elle a renouvelé en 2017. Résultat, pendant six ans, J.Law n’a porté que du Dior.
Sans être totalement affilié à une marque, le champ des possibles est alors vaste : sur certains tapis rouges, une actrice peut avoir une tenue sponsorisée par une marque, des bijoux par une autre, et parfois, même sa mise en beauté est sponsorisée par une marque de cosmétiques. Ce type de contrats spécifiquement dédiés aux tapis rouges va jusqu’à 250 000 dollars par an, d’après Vogue Business. Ces contrats assurent d’être toujours habillé par les meilleurs, avec les plus récentes collections, voire, encore mieux, de porter une robe “custom”, faite sur mesure pour la star pour une occasion bien précise. La plus célèbre du moment étant Emma Stone et son (interminable) contrat avec Louis Vuitton.
Les cérémonies, nouveau panneau publicitaire
Certes, les remises de prix sont importantes, mais le tapis rouge l’est tout autant. Le lendemain des Oscars, on liste autant les lauréats que les stars les mieux habillées. Les chaînes américaines ont une émission entièrement dédiée au tapis rouge qui dure quasi autant de temps que la cérémonie elle-même. À tel point que montrer la préparation est devenu une tendance, “Get Ready With Me”.
Le média américain Vox analyse :
“La fabrication d’une célébrité comme une marque, une image et une usine rend incroyablement difficile pour quiconque de simplement snober le tapis rouge. D’une part, les apparitions sur le tapis rouge peuvent améliorer l’image des actrices, et donc leur capacité à décrocher des rôles à la télévision ou au cinéma. Avoir une série de grands moments de tapis rouge peut permettre à une actrice d’obtenir le genre de notoriété dont elle a besoin pour n’accepter que les rôles qui l’intéressent à Hollywood.”
L’expérience d’Artus s’inscrit donc dans une complexe machinerie à la croisée de la communication, de la mode, du luxe et du business. Le cinéma n’a quasi aucune importance ici. D’où peut-être le fait qu’il y ait, plus que jamais, autant d’influenceurs sur les marches du Festival de Cannes. Ils sont la vitrine idéale des marques sur le plus célèbre tapis rouge du monde.
Le coup de gueule d’Artus est complètement légitime et lui a servi. Plusieurs marques se sont manifestées pour l’habiller lui et son équipe. Son film, Un p’tit truc en plus, qui a fait appel à des acteurs en situation de handicap pour jouer leurs rôles, crée déjà une révolution en termes de représentation. Le “Costardgate” en permet une autre, rappeler que tout le monde mérite de se faire prêter des vêtements pour être le plus beau et représenter au mieux le projet d’un film. Artus a non seulement fait de son film un succès sans quasiment aucune communication, mais en plus, on l’espère, il aide à faire bouger les choses dans la mode. Que des personnes en situation de handicap montent le tapis rouge habillées par une grande maison de couture, c’est un événement positif et majeur.