L’Arche du photojournalisme rend hommage au travail de l’illustre photographe Eugene Richards, en exposant ses reportages douloureux et ses séries plus intimes.
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Tous les trois mois, l’Arche du photojournalisme organise une exposition dans ce lieu récent et futuriste. La dernière, datant du mois de juin, portait sur le travail de Stephanie Sinclair et ses portraits de petites filles mariées trop jeunes. Jusqu’au 10 janvier 2018, a lieu une rétrospective de pas moins de 160 tirages portant sur le travail d’Eugene Richards, nommée “La course du temps”. C’est dans la brume et l’atmosphère dystopique de La Défense que l’ascenseur nous mène à cette exposition sur le toit de l’Arche.
À 73 ans, le photographe a eu une carrière et une vie bien remplies, lui qui allait toujours là où on ne voulait pas de lui. Eugene est né dans le Massachusetts et a fait des études de journalisme et de littérature anglaise. Il apprend ensuite la photographie aux côtés de Minor White. Opposé à la guerre du Viêt Nam, il échappera au service militaire obligatoire au profit d’un service civique alternatif. Au sein des forces civiles au service des États-Unis (VISTA), il crée une association qui lutte contre la misère sociale et un journal local (Many Voices) qui défend les droits des Noirs. Sa photographie découlera de cet intérêt profond pour les problèmes sociaux : il deviendra par la suite un photojournaliste primé et reconnu à travers le monde.
Au plus près des marginaux
Eugene Richards a passé une bonne partie de sa vie à côtoyer des marginaux. Il faut s’accrocher face à toutes ces images de laissés-pour-compte, d’adolescents amoureux et fugueurs, de handicapés mentaux dans des asiles, de toxicomanes et victimes de la drogue ou de la ségrégation raciale. Le noir et blanc, sombre, prend le dessus sur les quelques photos en couleurs accrochées.
Il y a près de trente ans, le photojournaliste publiait Below the Line: Living Poor in America, un livre photo qui mettait en avant les personnes pauvres et vivant dans la précarité aux États-Unis. Son reportage a duré sept mois, en immersion totale, à voyager un peu partout. Cet ouvrage réaliste a fait parler de lui puisqu’on lui a reproché de ne montrer qu’une dimension négative du pays, sans l’ombre d’un espoir. Eugene, quant à lui, s’est défendu en disant que ce livre était sur “des personnes qui luttaient”.
En 1969, il immortalise pendant quatre ans “l’âme du Sud, la terre des possibilités… ou du déterminisme racial, le pays oublié de Dieu”. Moins d’un an après l’assassinat de Martin Luther King Jr., il se rend dans l’Arkansas pour réaliser la série Few Comforts or Surprises. Entre tristesse et beauté, il photographie les habitants vivant au rythme de la culture du coton et des sermons du prêtre, et luttant contre les préjugés et la misère.
Dans les années 1970, le photographe s’est immiscé dans les vies et les cités de toxicomanes avec son reportage Cocaine True, Cocaine Blue. Il a fréquenté trois communautés (Red Hook Houses à Brooklyn, l’East New York et le North Philadelphia) pour rendre compte de l’échec de la lutte contre la drogue. S’enchaînent des images d’une femme se piquant devant son nourrisson ou d’une mère se prostituant devant son enfant pour pouvoir acheter sa dose ou de scènes de crime dans des appartements aux murs recouverts de sang :
“Les dealers sont là en permanence, à aller et venir sans cesse. Ils quittent le trottoir pour aller sur les bancs, reviennent sur le trottoir avant de repartir sous les arbres ou près du mât du drapeau. Lorsqu’ils approchent, ce sont leurs chuchotements qui les trahissent. Les offres, les prix, les menaces, ici tout se chuchote. Des chuchotements qui font fuir les passants. Ils chuchotent même quand ils sortent leurs armes”, confie Eugene Richards.
À travers Procession of Them, il se penche sur le sort des handicapés mentaux, retenus prisonniers dans des institutions psychiatriques surpeuplées et insalubres, avec un personnel en sous-effectif et une prise en charge minimale. “Les violences physiques et sexuelles ne sont pas signalées. Des sans-abri, des personnes âgées sans famille et des épileptiques sont eux aussi placés en asile, faute de logements adaptés”, est-il écrit dans la brochure.
Le photographe ajoute : “C’est comme s’il existait un accord tacite : dès lors qu’une personne est diagnostiquée malade mentale, on est libre d’en faire ce qu’on veut”. Il se rend ensuite au Lima State Hospital, un hôpital psychiatrique pénitentiaire, où il fréquente des meurtriers et criminels qui lui ouvrent les portes de leur intimité.
Vers plus d’intimité
Dans son ambition de rétrospective, cette exposition empreinte de mélancolie tend aussi vers quelque chose de plus intime. À ce titre, les images de sa série sur le cancer du sein de son ex-femme, Dorothea Lynch, sont exposées. À 34 ans, en 1978, elle apprend qu’elle a un cancer du sein et se met à écrire un journal en demandant à Eugene de documenter son combat.
Tous deux journalistes, ils vont vouloir rendre compte de l’expérience d’autres femmes atteintes d’un cancer du sein, mais la plupart des hôpitaux leur refusent l’accès aux malades pour réaliser leur reportage. Eugene se concentrera donc uniquement sur Dorothea.
Nous voyons l’évolution de la maladie de sa femme : allongée sur son lit, le regard vide après l’annonce de sa maladie ; en train de rire aux éclats laissant apparaître son sein calciné par la radiothérapie ; et son crâne chauve durant une de ses dernières séances de chimiothérapie… La série entière a fait l’objet d’un livre photo, intitulé Exploding Into Life, qu’il a publié en 1986, soit trois ans après la mort de sa compagne.
Toujours dans cette démarche de l’intime, il est allé photographier en 1990 des familles, dans le cadre d’un reportage intitulé Notions of Family pour le magazine Life. Le but était de donner une idée plus précise de ce à quoi ressemblaient les familles américaines de l’époque. Eugene confie :
“Les rédacteurs s’interrogeaient sur le sens du mot ‘famille’ […] Comment faire des photos d’accouchement qui soient de bon goût ? […] Fallait-il faire un sujet sur un homme père de douze enfants au risque de donner l’impression qu’on célébrait sa virilité ?
Avec un reportage consacré aux adolescents parents avec leurs bébés, ne donnerions-nous pas le mauvais exemple ? Quant à mon essai photographique sur deux homosexuels qui élevaient seuls leur enfant, ils l’ont ignoré. Il n’a jamais été publié.”
À l’Arche du photojournalisme, ce cliché de deux pères homosexuels est affiché. On y voit un bébé dormant paisiblement entre ses deux pères, allongés dans leur lit.
L’exposition nous accueille également avec sa série Dorchester Days, du nom de la ville du Massachusetts dans laquelle il a grandi :
“Grandir à Dorchester, cela n’avait rien d’extraordinaire. Je faisais ce que mes parents me disaient de faire et menais mon petit bonhomme de chemin ; j’étais un gamin grassouillet qui jouait autour de notre maison verte et jaune à trois étages. Je me souviens des fêtes de Noël en famille, des disputes (fréquentes) entre mes parents, des prises de bec avec ma sœur, et du jardin de devant rempli de roses trémières blanches et roses.
Mais je n’ai pas beaucoup de souvenirs de ma grand-mère qui est morte à la maison, ni des juifs, des Italiens et des Irlandais qui étaient nos voisins sur Julian Street. Aujourd’hui, je ne suis plus vraiment un gamin et le quartier n’est plus ce qu’il était. Il est plus délabré, plus menaçant ; un mélange sinistre de vieux de la vieille et d’immigrés, d’aspirations bourgeoises et de misère sans nom.
Sur Dudley Street, après avoir passé Columbia Road, il y a une salle de cinéma condamnée, un cordonnier polonais, un magasin discount et des pubs irlandais. Un peu plus loin, on voit des immeubles surpeuplés, un local commercial reconverti en église avec une croix en néon, et des petites boutiques mal éclairées qui vendent de tout : des fers à défriser, des pipes à cannabis ou des statues du Sacré-Cœur de Jésus.”
À travers cet hommage en mots et en images, Eugene Richards livre ici une cartographie de la ville d’une enfance qui lui appartient, et ce qu’elle est devenue.
Une démarche humaniste
Quand on contemple ses photos, on décèle tout de suite l’idée de mouvement, celui d’une Amérique en pleine mutation à laquelle Eugene Richards assiste. Il a documenté toute sa vie les problèmes de société : “Son intention est de mettre en lumière ces personnes qu’il rencontre, ces personnes qui doivent lutter pour s’en sortir”, commente Jean-François Leroy, directeur artistique de l’Arche du photojournalisme.
Eugene Richards aborde toutes ces problématiques à travers une approche humaniste. Le photographe explique que son métier l’a souvent mené dans des endroits qu’il ne connaissait pas, qu’une fois sur le terrain, il se sent “réceptif” et “impliqué” dans ce qu’il voit devant lui : “C’est du mauvais journalisme pour ceux qui sont à la recherche de faits et de limpidité, ou du journalisme de meilleure qualité pour ceux qui préfèrent connaître le ressenti visuel et émotionnel du moment.”
Sa série The Knife and Gun Club s’inscrit dans cette démarche humaniste : dans le cadre d’un reportage sur la médecine d’urgence, il a documenté le quotidien des médecins de l’hôpital central de Denver. Passant 12 à 20 heures dans les salles de traumatologie, dans les ambulances ou aux urgences, il ne peut s’empêcher de revenir dans cet hôpital chaque jour.
Après le 11-Septembre, Eugene Richards s’est rendu sur les cendres des tours jumelles, comme sur une scène de crime. Il fait remarquer que le site est devenu touristique assez vite suite à ce drame. “Lorsque j’observe longuement le centre-ville, j’y vois un lieu où reposent les personnes disparues, un lieu pour le deuil, le recueillement et l’introspection”, ajoute-t-il. Sa série Stepping Through the Ashes porte ce nom en référence à l’éloge funèbre d’un pompier entendu dans une église de Brooklyn. Le photographe explique :
“Nous devons méditer sur ce que nous ressentons face à cette violence croissante contre des innocents, contre les non-combattants. En regardant les ruines de Ground Zero, on doit penser au ghetto de Varsovie, à Sarajevo, à Dresde sous les bombes incendiaires, à la dévastation nucléaire d’Hiroshima. On doit réfléchir aux pertes causées par cette violence : la beauté perdue, les vies perdues, les familles perdues, l’intelligence perdue, l’espérance perdue.”
En 2006, il s’intéresse aux séquelles que la guerre d’Irak a laissées sur ses soldats. Il dresse des portraits de grands blessés, d’anciens soldats :
“Troublé par cette indifférence croissante face à la tragédie irakienne et par ma propre inaction, j’ai entamé ce qui allait devenir un parcours de plusieurs années pour témoigner de la vie de ces Américains qui avaient été durement éprouvés par la guerre.
War is Personal est une étude sur des vies bouleversées, la chronique de différentes expériences, de différentes perceptions de ce que signifie prendre part à la guerre, combattre, attendre, faire le deuil, continuer à vivre quand ceux que vous aimez ne sont plus là.”
Au cours de sa carrière, Eugene Richards a été témoin de moments de douleur, de joie, de la vie et de la mort du peuple américain.
“La course du temps”, d’Eugene Richards, exposition jusqu’au 10 janvier 2018 à l’Arche du photojournalisme (La Défense).