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Quand on a vu le nom de J. C. Chandor associé au film d’action Triple frontière, on a d’abord eu du mal à y croire. Le long-métrage s’annonçait comme un bon blockbuster efficace, au casting 5 étoiles. Loin de ce pour quoi nous sommes tombés amoureux du cinéaste et de son cinéma intimiste, marqué par une lenteur prenante et une ambiance lourde, pesante, qui tient en haleine le spectateur. On pense à Margin Call bien sûr, mais aussi au sublime A Most Violent Year avec Jessica Chastain et Oscar Isaac.
Surprise : c’est exactement ce qu’est Triple frontière. Un film qui se scinde distinctement en deux parties et qui est bien plus malin que ce qu’il laisse présager, avec un pitch foncièrement classique (des anciens militaires s’en vont dérober l’argent d’un ponte de la mafia colombienne) qui se transforme petit à petit en une aventure plus sombre, haletante, étouffante par moments même – et foncièrement “chandorienne”, en fait.
Le message sur l’interventionnisme américain est intéressant et le pari est in fine réussi. On est loin du film de braquage dans la jungle bête et méchant que certains ont cru voir en découvrant le trailer – ce n’est vraiment pas le cas, et tant mieux !
C’est simple, Triple frontière est à J. C. Chandor ce que Sicario est à Denis Villeneuve, c’est-à-dire le premier film d’action d’un cinéaste plus connu pour ses qualités d’auteur que de réalisateur. D’autant plus qu’il s’agit du premier film qu’il n’écrit pas lui-même. Et que le projet a connu mille rebondissements, passant notamment entre les mains de Tom Hanks, Johnny Depp, Will Smith, Channing Tatum et Tom Hardy.
Au final, Chandor s’est retrouvé à diriger avec intelligence Oscar Isaac, Ben Affleck, Charlie Hunnam, Garrett Hedlund et Pedro Pascal avec brio. Alors forcément, on a eu envie d’y voir un peu plus clair avec lui, le temps d’une courte interview. Et force est de constater que le bonhomme est très bavard — on ne va pas s’en plaindre !
Konbini | Comment vous êtes vous retrouvé sur le projet ?
J.C. Chandor | Sur mes trois premiers films, j’ai eu la chance de pouvoir les écrire, les produire, les réaliser, les promouvoir, etc. C’était moi, moi, moi, moi, moi, tu vois ? Et si c’est dingue pour mon ego en soi, je pense qu’en tant que réalisateur, tu veux peut-être parfois raconter une histoire qui ne sort pas de ma tête.
J’ai essayé de faire Deep water horizon, basé sur cette histoire vraie et dont je me suis basé sur un article de fait divers, sur l’explosion d’une plateforme pétrolière. J’ai fini par ne pas le réaliser, mais l’idée de me libérer en tant que réalisateur était là et m’attirait. Je suis donc allé chercher d’autres histoires. Tom Hanks et son agent était rattachés à ce qui allait devenir Triple frontière, et ils m’ont envoyé le script. Je crois que l’histoire a eu une vraie résonance en moi.
Pourquoi ?
Je viens d’une famille de militaires… Au-delà de ça, je pense que c’était le genre de textes que je n’aurais jamais osé réaliser. Faire un film de braquage avec un groupe de vétérans, ce n’est pas quelque chose que j’aurais fait… Mais quand j’ai lu le script et que j’ai réalisé le potentiel qu’il y avait derrière, de raconter deux histoires en une, ça m’a semblé être une opportunité importante que je ne pouvais pas vraiment rater.
J’ai appelé l’auteur du premier script, Mark Boal, et je lui ai demandé si ce ne le dérangeait pas que je prenne le relais. Il avait l’air excité : il voulait que le film se fasse, et à l’époque il était clairement mis de côté. Je pensais que ce serait rapide, mais ça m’a pris trois ans [rires]. C’était une longue route mais j’espère que ça en valait le coup.
Quand tu as commencé à changer le script, Netflix n’était pas encore là ?
Non ! En fait, il était rattaché à la Paramount. Et malheureusement, Brad Grey, qui dirigé le studio, est mort en 2017. Il était malade et nous a quittés. La nouvelle personne qui est arrivée a mis de côté plein de projets, comme celui-là, mais aussi The Irishman, Vice… Au départ, ils étaient tous rattachés à la Paramount et ils ont été mis de côté. Ce qui arrive parfois. Netflix est arrivé à ce moment.
J’étais surpris quand j’ai vu le trailer, parce que je ne m’attendais pas à un film s’éloignant autant de votre style. Finalement, le film rappelle vos précédents. Comment avez-vous réussi à mettre votre ADN dans cette histoire de braquage avec des militaires ?
Je pense que c’est compliqué. Je pense que le fait d’avoir divisé le film en deux, qu’il y ait d’abord le côté braquage-action (mais mesuré), puis le côté plus intimiste sur la gestion de l’après, et sur la remise en cause de chacun, peut faire partie de ça, peut-être.
Après, l’histoire était déjà là. Quand je l’ai lue la première fois, ce que j’ai adoré, et j’espère que mes trois ans dessus l’ont un peu mis en avant, c’était l’idée que la société américaine veut faire le bien tout en cherchant à y gagner quelque chose [rires].
Tu vois ? Dans d’autres cultures, tu peux le faire bien juste pour faire le bien. Chez nous, on a besoin de ce deuxième élément : “Qu’est-ce que j’ai à y gagner ?” Et parfois, ça se passe bien, comme pour la Seconde Guerre mondiale, où on est intervenus parce que ça nous semblait être la chose à faire. Mais ça nous arrive régulièrement d’être mis en difficulté à cause de cette démarche. Je pense que ça peut être très dangereux.
Comme le personnage de Pope, joué par Oscar Isaac…
Exact ! Typiquement, dans ce film, le personnage d’Oscar Isaac se pointe et dit : “J’ai le plan parfait. On peut tuer un méchant, libérer le monde de ce type, et prendre ce qu’on mérite (un paquet de pognon).”
Et malheureusement, c’est une recette de désastre. Je pense que tous mes films abordent ce thème. Mais là, j’ai pu le mettre en avant d’une manière bien plus évidente. De toute manière, le film est une métaphore de notre interventionnisme, plus largement. Sans parler de ce qu’il dit de la masculinité et de ce que l’État fait de ses anciens soldats…
Triple frontière est disponible sur Netflix dès ce 13 mars.