Ce mercredi 17 juin sort en salles Mustang, réalisé par Deniz Gamze Ergüven. Sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs lors du dernier festival de Cannes, le film traite d’une manière drôle et poignante de la place des femmes en Turquie à travers le destin de cinq sœurs. Rencontre avec une cinéaste pleine de promesses.
C’est l’une des révélations majeures de la Quinzaine des réalisateurs. Lauréat du Prix Label Europa Cinéma, Mustang, dirigé par Deniz Gamze Ergüven, a ému toute la Croisette en mai dernier. La réalisatrice turque y met en lumière la condition des femmes dans son pays d’origine à travers l’histoire de cinq sœurs dont le destin va tragiquement basculer.
Le long métrage s’ouvre sur le bonheur adolescent. De jeunes filles et garçons, encore vêtus de leurs uniformes scolaires, jouent dans l’eau de manière insouciante. Ils s’éclaboussent, se battent et rient à gorge déployée. Mais ces jeux innocents vont prendre une tournure inattendue et créer un scandale dans le village : les sœurs se seraient frottées aux garçons et seraient désormais impures.
Cette scène, a priori banale dans nos sociétés occidentales, est le point de départ du récit, et de l’enfermement dont vont être victimes les cinq héroïnes. C’est aussi une mésaventure qui est arrivée à Deniz Gamze Ergüven dans son enfance, et qu’elle a, des années plus tard, souhaité introduire en ouverture de sa première réalisation. “C’est quelque chose qui nous est vraiment arrivé dans la famille, confie la cinéaste au début de notre entretien. On nous avait accusées d’avoir fait quelque chose de dégoûtant parce qu’on s’était assises sur les épaules des garçons, et à l’époque, j’avais baissé les yeux, j’étais mortifiée.”
Contrairement à elle, Lale, Nur, Selma, Ece et Sonay crient, tapent du pied et se rebellent face à ces accusations injustifiées. Cela n’empêche pas leur oncle de les enfermer entre les murs de leur propre maison, qui devient peu à peu une usine à mariages.
À voir aussi sur Konbini
Fiction et autobiographie
Âgée de 37 ans, la réalisatrice a une silhouette frêle et s’exprime d’une voix très douce. Mais ne vous laissez pas tromper par son allure : lorsque l’on regarde son parcours, Deniz Gamze Ergüven semble avoir été forgée avec de l’acier et sa volonté pourrait résister à toutes les intempéries. Née à Ankara, elle a, dès l’enfance, énormément voyagé et fait de nombreux allers-retours entre la France, la Turquie puis les États-Unis. Cosmopolite, elle intègre le prestigieux département Réalisation de la Fémis en 2002, après une licence de Lettres et une maîtrise d’Histoire africaine à Johannesburg.
C’est assez tôt qu’elle a eu le coup de foudre pour le septième art : “La première fois que j’ai eu envie de prendre la parole sur quoi que ce soit, j’avais 20 ans, et j’avais envie de raconter une histoire très particulière. Le cinéma est arrivé comme une espèce d’évidence. C’était le 13 juin 1998. Je suis allée faire une sieste et quand je me suis réveillée c’était clair. Ce n’est pas une blague”, raconte la cinéaste dans un sourire.
Dans son enfance, la jeune Deniz, cinéphile compulsive, visionne énormément de films, “je voyais tout ce qui sortait“, nous raconte-t-elle. Et d’ajouter :
Petite, je crois que pour me montrer que j’étais en train de grandir, que j’étais forte et courageuse, je regardais tout les films d’horreur possible. Je découvrais le cinéma par pans, j’étais curieuse. La découverte du néo-réalisme italien par exemple, ça m’avait beaucoup marquée, ou les films noirs…
J‘avais lu tout ce qui avait été écrit sur Marilyn Monroe pour ce film, et j’avais suivi un copain en Afghanistan pour observer le destin des femmes là-bas en me disant : “Je vais sentir quelque chose.” Puis le film est un peu né tout seul. J’ai parfois l’impression qu’on déterre les films, qu’ils existent déjà, comme si on était une espèce d’archéologue.
Montée du conservatisme turc
Le film de Deniz Gamze Ergüven arrive à point nommé, et trouve aujourd’hui une véritable caisse de résonance, notamment avec la dégradation alarmante de la situation de la femme en Turquie ces dernières années. La réalisatrice commence l’écriture à l’été 2012 avec Alice Winocour, un an avant le mouvement contestataire de Gezi. “L’air du temps dans lequel baigne le film est très réel“, explique la réalisatrice. Elle poursuit :
Des choses [dans le scénario] ont pris un sens très différent après Gezi et tout ce qui s’est passé en 2013. Dans le scénario, il y avait déjà le fait qu’Internet était interdit, la scène où on récupère les portables, ça raisonne très différemment quand un an plus tard Twitter est interdit, Facebook est menacé d’être interdit en Turquie. [..]
Les travers d’un régime pourtant démocratique, que Deniz Gamze Ergüven a voulu pointer du doigt avec l’art. “En Turquie aujourd’hui il y a une certaine peur, les gens vont être dans la retenue, la parole n’est pas très débridée“, souligne la réalisatrice. Raconter des histoires de tous les jours à travers le cinéma permet de les dénoncer. Comme la déscolarisation de ces jeunes héroïnes qui tend à les museler, et les rendre plus “dociles”. “La déscolarisation, c’est juste le début.” Le début de la soumission pour les femmes.
Mais ce n’est pas tout. “Une des choses que fait le gouvernement actuel, c’est de transformer les écoles laïques en écoles religieuses. C’est tellement grave de faire ça, ils sont en train de torpiller la laïcité à sa source, regrette-t-elle. Ce qui veut aussi dire qu’ils sont en train de modeler une société très religieuse qui peut être dirigée un peu comme des moutons dans une direction ou une autre. Ce n’est pas dans un but spirituel, mais dans un but de générer de la cohésion sociale identitaire”.
Pourtant, la réalisatrice rappelle que “c’est un pays officiellement laïque, où les femmes ont voté dans les années 30, y a aussi des vrais trucs de modernité“. De vrais paradoxes.
Le cinéma comme vecteur d’espoir
Les hommes de Mustang n’ont pas vraiment le beau rôle, notamment l’oncle des cinq soeurs qui est l’incarnation du patriarcat et du conservatisme turc. Pourtant, à ses côtés, on retrouve un éventail de personnages masculins bien différents de lui, qui viennent nuancer un propos qui pourrait être mal perçu. Il y a d’une part tous les jeunes maris, qui ont l’air de subir autant que les femmes ces mariages arrangés, et de l’autre, Yacine, un jeune homme qui viendra en aide aux héroïnes. La volonté de ne pas enfermer l’homme turc dans une case ?
“C’est vrai que les hommes n’ont pas la meilleure place dans le film, concède la réalisatrice. Mais je n’ai pas l’impression qu’à chaque fois il faille dire quelque chose de total sur toute l’humanité dans un long métrage. Il se trouve qu’heureusement, il y a Yacine sinon on m’accuserait de misandrie“. Elle poursuit :
Je sens que j’ai cette responsabilité très forte de devoir bien représenter le pays, car la Turquie a vécu une horreur comme Midnight Express qui a juste traumatisé tous les Turcs à vie. Je ne me positionne jamais en tant que victime sur ces choses-là, mais c’est un film horriblement raciste, odieux, il n’y a pas un Turc qui joue dedans et on entend une langue abjecte.
Les filles sont des très bonnes ambassadrices. Elles ont quelque chose de contestataire, tout comme James Dean l’était, c’est-à-dire que c’est une jeunesse pleine de vie qui a le droit de contester. En Turquie, il y a une jeunesse très forte, belle et drôle, qui est incarnée à travers Gezi aussi.
Elle explique :
En 2013, [Gezi] a créé un certain esprit. Même si elle éprouve aujourd’hui un peu moins de liberté, cette jeunesse a pris la mesure de tous ses participants. Maintenant je pense qu’on est un peu perdants, comme une sorte de start-up qui a fait pshiiit, mais ça a généré des valeurs et une conscience de son humour, de son potentiel, de sa force.
Le Virgin Suicides turc ?
Une force et une fougue incarnée à l’écran par les cinq soeurs, dont le destin rappelle à certains moments celui de cinq blondes bien connues du septième art : les sœurs Lisbon de Sofia Coppola. Comme dans Virgin Suicides, certains thèmes abordés se rejoignent : l’absence de liberté, les premières fois, la complexité de l’adolescence, la fratrie, et même l’amour. Tout comme la réalisatrice américaine, Deniz Gamze Ergüven filme ses actrices de près, leurs visages angéliques auréolés d’une cascade de cheveux bruns.
Une filiation que la cinéaste peine pourtant à comprendre : “Ça revient tout le temps et ça m’étonne“, dit-elle avec sincérité. Avant de concéder :
Il y a quelque chose que je trouve similaire, c’est cette espèce de nébuleuse de filles. C’est quelque chose que j’avais vraiment ressenti. Dans mon enfance, on était deux générations de filles et de femmes, et il y avait des moments où la “branche blonde” venait aussi, donc on était vraiment beaucoup de filles sous le même toit.
Je me souviens d’un garçon qui avait demandé à un copain le numéro de téléphone de la maison, et le copain avait demandé : “C’est pour laquelle ?” et il avait répondu : “N’importe laquelle !” (rires).
La cinéaste signe un très beau premier long métrage, dans lequel la lumière triomphe des ténèbres. Avec une justesse rare, elle capte la fougue de ses indomptables Mustangs d’une manière virtuose, et nous permet régulièrement d’échapper à la tragédie des destins de ses héroïnes à travers de vrais moments de poésie, et en nous volant de francs éclats de rires.
Propos recueillis avec Louis Lepron.