Ses gants, ses chaussures, son rouge à lèvres : Ishiuchi Miyako surpasse son deuil en photographiant tous les objets de sa mère après sa mort

Ses gants, ses chaussures, son rouge à lèvres : Ishiuchi Miyako surpasse son deuil en photographiant tous les objets de sa mère après sa mort

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© Ishiuchi Miyako/The Third Gallery Aya

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Par Donnia Ghezlane-Lala

Publié le , modifié le

"J’ai documenté la chemise sans épaules où s’accrocher, le dentier sans bouche où se glisser, le rouge à lèvres sans lèvres à orner, des chaussures sans pieds à occuper."

C’est quand elle a vu sa mère fêter ses 84 ans, en 2000, qu’Ishiuchi Miyako a commencé à la photographier. Elle réalisait alors un projet sur les cicatrices et s’est mise à immortaliser la peau de sa mère, ses rides, ses cheveux fins et à faire des gros plans sur les marques laissées par une brûlure de cuisine qui avait imprégné une bonne partie de son corps. Ce n’est qu’à 84 ans que sa mère l’a enfin autorisée à photographier sa blessure. Ayant grandi en Mandchourie coloniale, sa maman conduisait des camions de munitions à travers le Japon pendant la guerre et portait les stigmates de cette oppression.

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Ce corps d’images constitue la série Mother’s où le corps de sa mère n’est plus ressenti comme une absence : il est présent, à travers des objets, des parties d’elle qui constituaient toute son existence matérielle. Ces objets forment le corps de sa mère et créent une intimité posthume entre elles. Cette série, sélectionnée pour le pavillon japonais de la biennale de Venise en 2005, est présentée dans une exposition bouleversante aux Rencontres d’Arles dans le cadre de “Belongings”Mother’s est exposée aux côtés des effets personnels de Frida Kahlo, prêtés par la Casa Azul, et des photos de son projet ひろしま/hiroshima, présentant des objets et vêtements déchiquetés ayant appartenu aux victimes de bombe atomique envoyée par les États-Unis sur le Japon en 1945.

Mother’s #35. (© Ishiuchi Miyako/The Third Gallery Aya)

“Ce sont les objets de ma mère mais ils pourraient appartenir à n’importe qui, et former l’idée d’une mère universelle”, confie l’artiste japonaise dont le travail a toujours fait état du passage du temps. Le projet était initialement nommé selon la date d’anniversaire de sa mère, soit le 25 mars 1916, et il a aidé à la réconciliation des deux femmes qui ont recommencé à communiquer grâce à cette série. Quand Ishiuchi Miyako expose pour la première fois ce projet composé d’une quarantaine d’images, elle apprend que sa mère est atteinte d’un cancer du foie. Elle décède subitement dix mois plus tard et l’artiste, qui est son unique enfant et avait déjà perdu son père, se retrouve seule face à ses effets personnels.

“Tout ce qui a une forme finit par disparaître. Une fois le corps humain sans vie, il ne peut plus continuer à exister dans ce monde. C’est une évidence, mais il m’est parfois impossible de l’accepter. Ce fut le cas avec la mort de ma mère, même s’il est normal qu’un parent meure avant son enfant. Son corps n’était plus là. Les possessions qu’elle laissait derrière elle, qui lui étaient autrefois attachées, étaient devenues inutiles sans leur propriétaire. Avant de m’en débarrasser, j’avais décidé de prendre des photographies. Je ne m’entendais pas très bien avec ma mère de son vivant, mais tandis que je photographiais ses affaires, il m’a semblé que la distance entre nous se réduisait peu à peu. Chacune des choses qui touchaient directement ma mère était comme une partie de sa peau, et j’en vins à ressentir par procuration ces parties de son corps”, raconte Ishiuchi Miyako.

La photographe porte alors son chagrin “qui dépasse tout ce qu’elle avait pu imaginer” et décide que, pour traverser ce deuil, elle photographierait toutes ses possessions, qui exhument encore son parfum : J’ai documenté le pathos de la chemise sans épaules sur lesquelles s’accrocher, du dentier sans bouche dans laquelle se glisser, du rouge à lèvres sans lèvres à orner, des chaussures sans pieds à occuper. Je n’avais jamais pensé au corps de ma mère, et désormais je le découvrais en détail, grâce à la photographie. Cela fait 24 ans que ma mère est morte. Malheureusement, les photographies de la série Mother’s ne pourront jamais être reléguées au passé, car elles sont ranimées à chaque fois qu’elles sont montrées.” Ces possessions sont des liens tangibles et ineffables comme ses souvenirs, un dialogue renoué entre une mère et une fille, grâce à des objets. Elles luttent contre la disparition.

ひろしま/hiroshima #37F, donneur : A. Harada. (© Ishiuchi Miyako/The Third Gallery Aya)

Mother’s #24. (© Ishiuchi Miyako/The Third Gallery Aya)

Mother’s #39. (© Ishiuchi Miyako/The Third Gallery Aya)

Mother’s #52. (© Ishiuchi Miyako/The Third Gallery Aya)

L’exposition “Belongings”, d’Ishiuchi Miyako, est à voir jusqu’au 29 septembre 2024 à la Salle Henri-Comte, lors des Rencontres d’Arles.

Konbini, partenaire des Rencontres d’Arles.