On n’a jamais caché notre amour pour le réalisateur britannique Edgar Wright. Tous ses films, sans exception, sont adorés ici. Son travail du cadre, son montage dynamique propre, son amour de la musique, son ton unique, ses dialogues affinés, son écriture précise… Wright est au-dessus du lot quand il s’agit de mélanger comédie et action.
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Avec son dernier film, Last Night in Soho, il lorgne vers la fable féministe fantastique, surfant entre le giallo, ce genre de film noir horrifique ultra coloré et sensuel italien, et l’horreur pure. L’intrigue voit la jeune Eloise (Thomasin McKenzie), débarquée à Londres pour suivre des études dans la mode, projetée dans les années 1960 qui l’obsèdent tant. Elle y rencontre Sandie (Anya Taylor-Joy), une chanteuse en devenir, à laquelle elle va s’attacher sans jamais pouvoir réellement entrer en contact avec elle.
Edgar Wright qui se tourne vers l’horreur sans y ajouter du pastiche, ou du moins de l’humour, ça surprend, près de dix ans après la fin de sa trilogie Blood and Ice Cream, conclue par Le Dernier Pub avant la fin du monde (2013). Du coup, on a décroché notre portable qui avait vingt minutes de batterie (pas une de plus) et on lui a parlé de Baby Driver, des influences de Last Night ou encore de l’importance de la chorégraphie et du storyboard dans son travail.
Konbini | Avant de commencer, je voulais savoir : vous tournez Baby Driver, un film très technique avec beaucoup de stress. Vous faites la post-prod, la promo, le film sort. À quel point êtes-vous fatigué, et à quel moment vous vous dites : “C’est bon, je peux me replonger dans un autre film” ?
Edgar Wright | Je crois que la presse pour Baby Driver a duré pratiquement un an, de sa présentation à SXSW en mars 2017 aux Oscars en février 2018. Cela a été une année assez incroyable, à voyager à travers le monde pour montrer le film. Puis, avec les prix comme les BAFTA ou les Oscars, on a continué bien après sa sortie.
Pendant cette période, j’ai reçu une grosse pression des studios, qui voulaient que je fasse directement la suite de Baby Driver. Mais à force d’en parler pendant un an, j’avais besoin d’une pause loin des poursuites en voiture [rires]. La simple pensée de la faire directement après me donnait des crises de panique, parce que ça a été un film vraiment difficile. En faire un dans la foulée n’était clairement pas ce que je voulais entreprendre.
D’une certaine manière, j’avais Last Night in Soho en tête à ce moment-là depuis au moins six ans. J’ai eu la première discussion sur l’envie de raconter cette histoire à mon producteur un peu avant que je fasse Le Dernier Pub avant la fin du monde. Mais il fallait que je fasse beaucoup de recherches sur ce sujet.
J’avais parlé de mon idée, basée sur mon expérience de Soho, à Lucy Pardee, qui vient de gagner un BAFTA pour Rocks et qui a fait beaucoup de recherches dessus. Au fil des années, je me suis replongé dans ses recherches, qui me hantaient. C’était logique qu’à la fin de la tournée promo de Baby Driver, je me dise que c’était l’histoire sur laquelle je devais me concentrer. Pour la suite, on verra.
Avec le recul que vous avez maintenant sur ce film, quel impact a eu la réalisation de Baby Driver sur la conception de Last Night in Soho ? Vous prouvez à vous-même que vous pouvez faire un film sans arc comique ? Ou, si on est plus précis, quel impact cela a eu sur la technique, la chorégraphie, l’énorme préparation en amont, l’ambition de certains cadres ou plans-séquences ?
Bien sûr. Tout ça, pour être honnête. Bien qu’il y ait des lignes de dialogue un peu drôles, ce n’est pas une comédie directe comme tous mes précédents films. C’était quelque chose d’important sur Baby Driver, et plus encore sur Last Night in Soho, qui est plus sombre et intense. Surtout, comme vous l’avez très bien souligné, cela m’a aidé sur la chorégraphie. J’ai toujours usé de chorés dans tout mon travail, à la télévision, pour des clips, dans mes films. J’adore ça, et j’adore travailler avec de la danse. Baby Driver était différent, parce que vu que tout était absolument lié à la musique, mon chorégraphe Ryan Heffington était tout le temps présent, pour chaque scène, sur le plateau de tournage.
Pour Last Night, il y a des séquences de danse qui sont d’ailleurs parmi les préférées que j’ai pu faire, mais ce n’est pas similaire à Baby Driver. Néanmoins, grâce à cette expérience, j’ai décidé que Jennifer White, la chorégraphe incroyable de ce film, devait aussi être en permanence sur le plateau. Tout ce qui n’est pas dansant reste du mouvement, notamment dans la deuxième moitié du film, où le rêve prend plus de place, où le cauchemar gagne en importance, comme si le personnage principal avait des rêves lucides. C’était assez remarquable de l’avoir avec moi sur tout le film. Ça a été une aide incroyable.
En plus de la chorégraphie, vous nous expliquiez la dernière fois que les storyboards étaient cruciaux pour vous, autant pour préparer le film que pour le monter. J’imagine que c’était peut-être plus encore le cas ici ?
J’ai toujours trouvé le storyboard indispensable, rien que sur l’aspect pratique, et pour mieux concevoir le planning de ta journée. Ce que j’essaye de faire sur une journée de tournage est bien souvent un peu trop ambitieux par rapport à ce que l’on peut réellement faire en douze heures [rires], donc avoir une feuille de route dessinée aide énormément, car toute l’équipe sait directement ce que tu veux.
Ça ne veut pas dire que tu ne peux pas vivre sans, ou qu’une meilleure idée ne peut pas venir à l’improviste, changeant tout le plan. Surtout pour Last Night in Soho, où Chung Chung-hoon [le directeur de la photo, ndlr] venait sur le tournage avec plein de nouvelles idées à chaque fois, suggérait un angle ou un point de vue différent, et à chaque fois, c’était extrêmement pertinent et excellent.
Mais je pense qu’une grande partie de ton travail en tant que réalisateur est de communiquer avec tes équipes. Certains acteurs ne veulent pas regarder les storyboards, ce que je comprends, mais pour les équipes techniques, c’est indispensable. C’est comme une liste de courses. Sur chaque tournage, j’ai un grand tableau où tout est noté, et ce qui aide parfois le plus, c’est juste de faire une croix devant quelque chose une fois que c’est fait [rires].
Mais ce n’est qu’une feuille de route pour moi, ça ne veut pas dire que c’est gravé dans le marbre. Que si ça ne marche pas, on ne peut pas changer, que si on est en retard, on ne peut pas trouver une idée plus simple. C’est juste toujours bon d’avoir un plan. Certains réalisateurs travaillent sans, je pense notamment à Robert Altman, qui arrivait sur le plateau en disant “voyons ce qu’il va se passer” [rires]. Je ne suis pas comme ça.
Je pensais notamment aux scènes où les deux actrices se voient dans le reflet. Vous aviez besoin de les préparer en amont sans doute plus que les autres ?
Totalement. Ces plans précis, ce n’était pas que du storyboard. C’était énormément de répétitions avec les actrices, parfois avec des danseurs et les actrices, et pour les plus compliqués, un samedi après-midi entier de répétition. Pour un simple plan. Parce qu’ils sont tellement précis qu’il faut qu’on connaisse parfaitement la machine. Une fois qu’il y a entre 100 et 200 personnes sur le plateau en plus, il faut savoir comment gérer tout ça. Pas pour tous les plans, je vous rassure [rires].
Vous avez mentionné Chung Chung-hoon, votre directeur de la photo sur Last Night in Soho. Je sais que vous veniez de faire trois films d’affilée avec Bill Pope, et qu’il y a beaucoup d’aisance dans votre relation professionnelle. Était-ce plus difficile de ne plus travailler avec quelqu’un que vous connaissiez bien sur un tournage aussi technique côté photo, au début tout du moins ?
Le fait est que Bill devait tourner le film, et pour une raison qui nous dépasse un peu, il a dû retourner à Los Angeles – ce qui ne veut pas dire qu’on n’est plus en contact, je l’ai vu la semaine dernière [rires]. Mais c’est vrai que remplacer Bill sur le vif était un challenge. Heureusement, je suis un vrai fan du travail de Chung Chung-hoon. Si j’ai eu des craintes concernant la rapidité à laquelle on trouverait une voix commune et se comprendrait bien l’un l’autre, elles se sont envolées quand il est arrivé le premier jour sur le plateau.
Ce qui était vraiment impressionnant, c’est la vitesse à laquelle il s’est adapté à nous et ce que je voulais faire. Je crois qu’il a vu dans ma manière de travailler des similitudes avec celle de Park Chan-wook [Chung Chung-hoon a travaillé sur la plupart des films du cinéaste coréen, de Old Boy à Mademoiselle en passant par Lady Vengeance et Stoker, ndlr], notamment sur les storyboards justement.
C’est la première chose qu’il m’a dite quand on a discuté pour la première fois. C’était par Zoom, parce qu’il travaillait sur un film aux États-Unis et devait s’envoler pour Londres dès qu’il avait fini – ce qui était un peu effrayant au début. La vérité, c’est que Chung est une sorte de génie. Il est imperturbable, tu peux lui lancer n’importe quelle idée, aussi folle soit-elle, il travaillera comme un malade pour la concrétiser, et y arriver.
Aussi, c’était assez intéressant pour moi de travailler avec un directeur de la photo coréen. Car le film se passe dans des rues dans lesquelles j’ai vécu pendant plus de 27 ans, et j’ai ma vision du lieu. Mais j’étais curieux de voir ce que quelqu’un qui ne connaît pas du tout Soho en ferait. Donc avoir quelqu’un de Corée du Sud filmer le centre de Londres était un vrai plaisir. Je trouve son travail remarquable.
À quel moment de la conception du script, même si l’histoire date d’il y a fort longtemps, est arrivée l’idée d’en faire un giallo – ou, au moins, un hommage à ce genre cinématographique ? Comment votre collaboration avec Chung Chung-hoon a permis de concrétiser visuellement cette envie, que ce soit avec la lumière, les couleurs, les costumes ?
Tout cela est né bien avant que Chung Chung-hoon n’arrive, et l’idée de faire de cette histoire un thriller horrifique avec cette ambiance giallo était peut-être en réalité la toute première intention que j’ai pu avoir [rires], il y a dix ans. D’une manière assez surprenante, je dirais que si quelque chose a mis plus de temps à émerger, c’est sans doute la première moitié du film. Il y a un aspect biographique dans ce film, bien sûr, mais surtout un hommage à une manière de faire des films à l’époque qui me manque. C’est cette envie de ton qui a prédominé.
Même le titre en lui-même est parfaitement dans le ton. Vous savez, ce sont comme ces romans noirs des années 1960-1970. Comme Goodbye Piccadilly, Farewell Leicester Square [d’Arthur La Bern, ndlr]. Ça pourrait totalement être le titre de ce film d’ailleurs [rires]. Les films italiens de ces années ont tous des titres comme ça. Ça me manquait.
Il y a des giallos britanniques, comme Sous l’emprise du démon [de Roy Boulting, ndlr], ou des giallos italiens tournés à Londres, comme Le Venin de la peur [de Lucio Fulci, ndlr] ou Mais… qu’avez-vous fait à Solange ? [de Massimo Dallamano, ndlr]. C’était clairement mes plus grosses influences en termes d’ambiance. Même en termes de couleurs, quand je pense à Soho, je pense aux néons. Il y a soit du rouge et vert, soit du bleu et vert. C’est encore le cas maintenant [rires].
Vous disiez avoir cette idée depuis plus de dix ans. C’est important de le rappeler, parce qu’à première vue, quand on ne le sait pas, il semble que le film soit un peu votre réponse au mouvement #MeToo. Ce n’est pas le cas ?
Je ne serais pas la bonne personne pour utiliser ce terme, je laisse ça aux autres, ce n’est pas mon rôle de me qualifier ainsi. La triste vérité en revanche, c’est que ce mouvement a amplifié ces histoires qu’on n’entendait pas de prime abord. C’était plus à travers de on-dit, de rumeurs parfois vicieuses, de sales potins. Ces quatre dernières années, ce sont les victimes qui prennent la parole, c’est pour moi le plus grand changement.
La triste vérité aussi est que dans les recherches qu’on a faites, les histoires étaient là depuis toujours. C’est juste qu’elles n’étaient pas mises en avant ou écoutées, reportées par la presse. La conception de mon script était là avant ce mouvement, oui, et j’ai rencontré Krysty Wilson-Cairns pour la première fois en 2016, avant que le mouvement ne soit lancé. C’est évidemment un film qui touche ces thèmes, et c’est bien triste de se dire que, dans le show-business, ce genre d’histoires remonte à des centaines d’années ou plus.
Un aspect que je trouve intéressant dans votre script est la manière dont vous montrez qu’il faut “arrêter avec cette nostalgie naïve du passé, tout était loin d’être parfait à l’époque”. Qu’on glorifie et glamourise une période qui, oui, est sale et loin d’être irréprochable, notamment sur la place des femmes mais sur bien d’autres aspects…
Oh oui. J’ai l’impression que, quelque part, c’est un peu moi qui essaie de me convaincre de ça, de combattre mon fantasme de remonter dans le temps qui m’obsède depuis des années, de vouloir vivre les années 1960 et 1970. Ça m’obsédait tellement qu’à un moment, tu en viens à avoir un certain malaise, sur des détails qui deviennent de plus en plus gros. “Et si je remontais dans le temps et que je voulais arrêter un meurtre mais que je n’avais plus la date précise ? Et si je n’avais plus assez d’argent pour vivre correctement ?”
Puis tu te demandes pourquoi tu t’inquiètes autant de ça au lieu de te concentrer sur le présent et les problèmes actuels. Une des raisons pour lesquelles les gens se replongent autant dans le passé, c’est la difficulté à gérer le présent. Malheureusement, c’est quelque chose d’inévitable. C’est la vérité un peu sombre du film, de dire que “revenir dans le bon vieux temps” ne va résoudre en rien les problèmes contemporains.
Last Night in Soho sort en salles le 27 octobre 2021.