Quand j’ai créé mon Skyblog, certainement autour de 2008, je m’appliquais à prendre ma moue la plus sérieuse, visage de trois quarts, avant d’enclencher le flash qui dévoilait toute la poussière qui squattait mon miroir. En 2022, les codes ont changé : Angèle s’affiche enfoncée dans un K-way après avoir pris la pluie et Jorja Smith poste une photo en contre-plongée qui ne la montre pas sous son meilleur jour.
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Derrière l’authenticité affichée, les selfies permettent toujours de se mettre en scène sur les réseaux. Des mises en scène qui, en plus d’une décennie, ont eu le temps d’évoluer esthétiquement et de voir se succéder quelques modes, ainsi qu’une poignée d’innovations marquantes.
L’ère pré-selfie
Avant les véritables selfies, les autoportraits qui alimentaient les réseaux sociaux – MySpace, Skyblog et Facebook à ses débuts – relevaient du système D. Pour se montrer à notre avantage et tirer des portraits de nous sans avoir à demander à un proche de se livrer à un shooting gênant, on retournait savamment l’appareil photo vers nous.
Photo de l’autrice de ces lignes. Quelque part entre le collège et le lycée, à l’époque où se la jouer ténébreux·se sur un filtre “vintage” était stylé. (© Pauline Allione)
Deuxième option : se prendre en photo dans un miroir, histoire d’être sûr·e de viser juste. Certain·e·s optaient pour la photo de plain-pied, faussement décontracté·e, adossé·e au mur de leur chambre, quand d’autres misaient sur le style casquette Von Dutch ou Fifty légèrement inclinée de côté.
La troisième et dernière option, également largement plébiscitée : la webcam de l’ordinateur. Big up aux effets crayonnés et dédoublement de Photobooth pour celles et ceux qui ont eu la chance de découvrir l’Internet avec un Mac.
Caméra frontale et véritable selfie
Ce n’est qu’en 2010 que les vrais selfies se développent, avec l’iPhone 4 et sa caméra frontale. Les premiers smartphones dotés de cet équipement proposent alors des images de qualité médiocre et ultra pixelisées. Le mot “selfie” est toutefois né bien avant, en 2002 sur un forum australien.
“C’est un type qui a posté une photo de lui et l’a appelé ‘selfie’, qui signifiait ‘moi’ mais de façon mignonne”, détaille Agathe Lichtensztejn, esthéticienne et autrice d’une thèse intitulée Le Selfie. Aux frontières de l’égoportrait. “En anglais australien, le ‘ie’ est une manière de rendre les choses mignonnes, comme le ‘ette’ en français. Ce qui est intéressant dans le selfie, ce n’est pas tant le ‘self’ que le ‘ie’, qui indique une volonté d’apparaître d’une certaine façon.”
Nos premiers selfies comportent quasiment tous la même signature, indissociable de la fin des années 2000 : le bras tenant le téléphone apparent, le visage de trois quarts et la duckface.
Le selfie miroir, grand classique depuis les années 2015 environ. Ne soyez pas flemmard·e·s, nettoyez votre miroir. (© Pauline Allione)
Snapchat, Instagram et profusion de filtres
À son arrivée en 2011, Snapchat bouscule sensiblement les pratiques du selfie. Plus spontanés car temporaires et généralement envoyés à un ou des destinataires, nos autoportraits laissent voir nos visages sous un jour fantaisiste : filtre chien avec langue pendante, joues rosies, vomi arc-en-ciel…
Instagram ne tarde pas à s’engouffrer dans la création de filtres et propose, en plus des filtres amusants ou fantaisistes, d’amincir les traits de ses utilisateur·rice·s. Yeux agrandis en amande, arête du nez affinée, visage creusé : sur ce réseau, où l’image de soi revêt une importance particulière, les filtres véhiculent un idéal de beauté extrêmement réducteur et impossible à atteindre. Certain·e·s vont jusqu’à la chirurgie esthétique pour ressembler à l’image que leur reflètent ces filtres.
Faceswap raté avec un doudou fatigué. Les filtres Snapchat n’étaient pas 100 % fiables au début. (© Pauline Allione)
C’est aussi au début des années 2010 que les stars s’emparent du selfie, une pratique initialement populaire. “Les stars, pour être populaires, se sont mises elles aussi à faire des selfies pour se mettre au niveau du public et imiter un comportement vernaculaire. […] Tout le monde veut participer à la même norme, une norme qui vient d’en bas et pas d’en haut”, détaillait André Gunthert, enseignant chercheur en culture visuelle sur Europe 1 en 2013.
Pour un retour nostalgique et imagé sur l’âge d’or des selfies et les pop stars de l’époque, l’ouvrage Selfish, aux éditions Rizzoli, propose une compilation d’autoportraits de Kim Kardashian, un objet kitsch qui respire la pop culture.
Les modes changent, pas l’objectif
Selfies vus d’en haut, duckface, filtres, selfie dans le miroir coupé au buste, selfie brosse à dents… IRL comme sur les réseaux, les tendances évoluent et les critères d’un selfie réussi avec. “Je pense que le selfie parfait d’aujourd’hui n’est pas très proche de la réalité”, pose Enrique, spécialisé dans le design esthétique sur les réseaux sociaux et suivi par quelque trois millions d’internautes sur TikTok.
“La majorité du public répond davantage aux selfies qui se démarquent. Outre une bonne qualité d’image et de lumière, vous devez également choisir un angle extravagant ou mettre en évidence des caractéristiques extravagantes de vous-même.” Autant de modes popularisées par des personnalités suivies sur les réseaux, à l’instar de Kendall Jenner, Emma Chamberlain et bien d’autres. “C’est une interaction, les influenceurs montrent de nouvelles façons de prendre des selfies et les internautes les acceptent ou les rejettent”, analyse-t-il.
Beaucoup de possibilités de filtres sur Instagram depuis que la plateforme accepte les créations de ses utilisateur·rice·s via son Spark AR Studio, lancé en 2020. (© Pauline Allione)
Mais au fond, au gré des tendances esthétiques, nos autoportraits n’ont pas fondamentalement changé. “Le selfie est un levier à la conversation. Cette conversation peut prendre différentes formes, c’est liker, partager ou même dégrader l’image, comme le font les ‘selfie’s gone wrong’. Il vise à créer une action chez le regardeur, c’est pour cela que le selfie est d’abord fait pour l’autre avant d’être fait pour soi-même“, rappelle Agathe Lichtensztejn.
Que l’on pose face à la webcam de l’ordinateur familial, casquette à l’envers et langue tirée ou que l’on s’affiche faussement décontracté·e, nos selfies poursuivent toujours le même objectif : finir sur les réseaux sociaux et susciter la réaction.