De Prisoners à Sicario, les 5 personnages clés de Denis Villeneuve

De Prisoners à Sicario, les 5 personnages clés de Denis Villeneuve

Valérie, l’identité féminine : Polytechnique

Une caméra entre dans le bâtiment de l’École polytechnique de Montréal. Une effusion de discussions imprègnent l’image : des dizaines d’étudiants fument, travaillent, écrivent, se dirigent vers leurs salles de cours, sans rien savoir du drame qui les attend. En parallèle, on suit Valérie (Karine Vanasse). Valérie fait partie de cette bande d’étudiants. Elle a un entretien d’embauche. Elle veut devenir ingénieur en aéronautique. Mais un autre étudiant, qui voue une haine floue aux femmes qui se permettent de faire des études (des “féministes”), va se mettre sur son chemin. Son objectif : tuer le plus d’étudiantes possible sur le terrain de l’école.

En 2009, Polytechnique sort en salles. Tourné en noir et blanc pour ne pas donner corps au sang, le film relate une histoire vraie : une tuerie orchestrée 20 ans plus tôt, le 6 décembre 1989, à l’École polytechnique de Montréal. 14 personnes trouvent la mort, 14 autres sont blessées. Quelle force peut-on tirer d’un drame ? Comment son identité peut-elle être altérée après un évènement aussi dramatique ? Que peut-t-on en tirer lorsqu’on est le témoin et l’une des victimes de la frustration meutrière d’un homme à l’égard des femmes ? Valérie symbolise ces questions et ces réponses, évidemment floues.
Polytechnique est la première pierre identitaire du cinéma de Denis Villeneuve, trouvant des échos dans Prisoners et Sicario. À travers le destin de deux étudiants face à la folie d’un tueur (incarné brillamment par Maxim Gaudette) dont le film ne dit pas le nom volontairement – afin de ne pas lui faire une mortifère publicité – le cinéaste canadien exprime l’élaboration d’une identité post-traumatique.
Après le drame, le personnage de Valérie est à la fois plus fort mais plus faible. Il est surtout plus que jamais une femme qui a sa place dans un monde où les clichés persistent encore – symbolisés par l’entretien d’embauche, glacial. “Si j’ai un fils, je veux lui apprendre l’amour. Si j’ai une fille, je veux lui apprendre que le monde lui appartient”.

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Jeanne et la création de l’identité : Incendies

En 2010, Denis Villeneuve sort Incendies, une adaptation de la pièce éponyme écrite par Wajdi Mouawad qui racontait à sa manière la vie de Souha Bechara, une résistante libanaise qui avait tenté d’assassiner le général Antoine Lahd. L’histoire est celle de Jeanne et Simon, deux jumeaux qui viennent de perdre leur mère, Nawal. En guise de testament, celle-ci leur a légué deux lettres, l’une qu’ils doivent remettre à leur père et l’autre à leur frère, dont ils n’ont jamais entendu parler.

Jeanne va alors se rendre sur les traces de sa mère, au Liban, pour respecter ses volontés et tenter de comprendre son passé. Ce qu’elle va trouver va totalement bouleverser sa vie et celle de son frère et remettre en cause jusqu’à leur identité propre. Grâce à ce voyage initiative, c’est un retour aux origines qui se joue, jonché d’obstacles et perturbé par les relents de la guerre.
Jeanne rencontre des gens qui ne veulent plus parler de cette période noire ou qui ne veulent simplement pas évoquer sa mère. L’un des personnages lui dit même : “Parfois, il vaut mieux peut-être ne pas tout savoir“. Par cette quête, la jeune femme déconstruit son identité pour en retrouver une à laquelle elle n’aurait jamais pu penser. Et cette nouvelle identité se résume à cette question glaçante de Simon : “Un plus un, ça peux-tu faire un ?”
La réponse achèvera de résoudre l’énigme et de clore cette quête qui a attisé les flammes du passé. Incendies est une œuvre bouleversante et forte qui questionne le thème identitaire d’une manière brutale et qui ne pourra pas vous laisser indifférent.

Adam, l’identité double : Enemy

La problématique identitaire qui jalonne la filmographie de Denis Villeneuve atteint son paroxysme dans Enemy. Sorti en 2014 en France (tourné avant Prisoners, mais commercialisé après en France), le film met en scène Jake Gyllenhaal dans le rôle d’Adam, un professeur d’histoire qui découvre son exact sosie, l’acteur Anthony Saint Claire. Alors qu’il se met à la recherche de ce double énigmatique, l’intrigue prend une tournure des plus étranges.

Adam mène une existence routinière avec sa petite-amie et ne se fait pas trop remarquer tandis qu’Anthony est marié, habite un bel appartement et est conscient de son succès. Deux personnalités au premier abord bien différenciées. Au fur et à mesure de sa quête, Adam va vouloir fusionner avec cet autre “lui” dont il ignorait auparavant l’existence. Il en vient alors à oublier son identité et perd peu à peu pied avec la réalité. Tout comme nous. On ne sait plus si ce qu’on voit est bien réel ou si ce n’est seulement que le fruit de l’imagination d’Adam qui se crée un double pour échapper à son quotidien morose. Le tout sur fond de métaphore arachnéennes.
Plusieurs phrases dans le film nous font penser que tout ce que l’on voit n’est qu’une illusion : “C’est important de se rappeler ceci. C’est un schéma qui se répète à travers l’histoire“. Ou encore : “Tous les grands évènements se produisent deux fois. La première fois c’est une tragédie. La deuxième, c’est une farce.” L’ennemi du titre pourrait être alors Adam qui à force de vouloir devenir un autre, s’annihile lui-même et devient son principal adversaire.
Enemy nous fait inévitablement penser – dans un autre genre – à Fight Club et dans une moindre mesure à Mulholland Drive qui exploitent aussi en profondeur le thème de l’identité. Si vous ne l’avez pas encore vu, il est grand temps de vous triturer les méninges.

Keller ou la fin de l’identité : Prisoners

En 2013, Denis Villeneuve donne une autre lecture de Polytechnique. À nouveau, l’un des personnages principaux, ici Keller Dover incarné par Hugh Jackman, un père de famille ordinaire, est confronté à un drame. Sa fille Anna, ainsi que celle de son ami, ont disparu. La police débarque, pose des questions. Les médias arrivent en trombe, mettent la lumière sur un fait divers.
Au milieu de ce cyclone, Keller se doit de retrouver sa fille, soumis aux critiques de sa femme (“Tu avais dit que tu nous protégerai”) et à l’absence de résultats des autorités qui, après avoir arrêté un suspect, le relâche, faute de preuves. “Inculpez-le !” crie le père, en rage, sur le parking du poste de police.

Si Valérie de Polytechnique est identifée comme un femme qui veut réussir dans un monde (a priori) d’hommes, Keller est un père qui doit réussir – ici à retrouver sa fille – dans un monde où l’émotion a tué la raison. D’un côté, l’inspecteur Loki (Jake Gyllenhaal), rôle qui tempère les évènements, qui a la maîtrise et le recul pour se saisir de la situation. De l’autre, Keller : Denis Villeneuve raconte le renversement soudain de l’identité de Hugh Jackman, devenant un vengeur masqué, un tortionnaire séquestrant un homme dont il est persuadé qu’il est celui qui a enlevé sa fille. Le changement est brutal.
Avec froideur, le cinéaste canadien parvient à se faufiler dans le labyrinthe émotionnel du personnage de Hugh Jackman, suivant à la trace ses réactions, ses agissements qui, progressivement et subtilement, lui interdisent toute notion de justice. Lui qui n’était qu’un père de famille parmi d’autres, le voilà devenu mauvais. Son identité n’est plus la même, désormais fragilisée, et pour toujours, par un seul et unique évènement.

L’identité trahie de Kate : Sicario

Pour son retour derrière la caméra en 2015, Denis Villeneuve s’est attaqué à un sujet de taille : le trafic de drogue à la frontière du Mexique et des États-Unis. Des armes, des cartels, des assassinats, une mafia organisée et des autorités qui essaient de maîtriser cette gangrène économique et sociale, entrainant dans son sillage des cadavres.
À l’écran, Kate Marcy, incarnée par l’actrice Emily Blunt. Jeune agent douée du FBI, elle va être confrontée à un changement de carrière soudain, passant de membre d’une unité d’élite dans les opérations de libérations d’otages à membre d’une équipe dont l’objectif est de s’en prendre, à la source, aux trafiquants de drogue. Face à elle, les dédales du cartel de Suarez, une zone de non-droit qu’elle découvre. Comme Keller dans Prisoners, elle n’a plus de repères.

Sa vision idéaliste, rigoureuse du métier, loin de toute corruption, va alors être mise à mal par les implications louches de ses supérieurs et, surtout, du personnage d’Alejendro (Benicio del Toro) qui nourrit un flou artistique autour de sa personne. Dans ce milieu, nous indique Denis Villeneuve, il ne faut laisser place à aucune certitude.
En impliquant Kate Mercy dans un scénario au thème complexe, le cinéaste canadien propose un personnage à l’identité perdue. Kate est un femme divorcée, son métier représente le centre de sa vie. Un métier majoritairement fait d’hommes qui font d’elle un cas à part, une particularité qui doit se saisir d’une situation qu’elle ne maîtrise pas et donc les codes qu’elle discerne sont dictés par un pouvoir invisible. Et son identité doit alors se constituer dans le brouillard. La pire des manières pour que la stabilité se fasse, pour que la survie s’obtienne.