Il y a quelques semaines, en pleine effervescence de la saison 3 de Drag Race France, on a voulu s’intéresser à celles et ceux qui rendaient la magie possible. Jean Ranobrac en est l’un de ses artisans, derrière l’objectif. Le photographe officiel de l’émission a vu défiler toutes sortes de créatures, kings ou queens, devant son appareil, pour mieux capturer leur essence dans des shootings fantasmagoriques. Il en a même fait un livre, Icônes drag, qui invite autant à la rêverie qu’à remettre en question toutes nos idées préconçues sur cet art encore méconnu, en dépit d’une visibilité grandissante.
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Rendez-vous dans l’est de Paris, dans l’appartement qui lui sert de studio. Ou peut-être est-ce l’inverse. Pour reconnaître son palier, c’est très simple : il suffit de repérer le paillasson aux couleurs de l’arc-en-ciel. L’endroit est minimaliste, les quelques meubles ont été poussés contre les murs.
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Deux heures plus tard, le lieu ne sera plus le même car une tornade sera passée par là : trois drag-queens vont être (virtuellement) brûlées sur le bûcher. Paloma, reine de la première saison de Drag Race France, Moon, élue Miss Sympathie de la saison 2, et Lula Strega, finaliste de la saison 3, perruques rousses flamboyantes et robes blanches, se transformeront sous nos yeux en sorcières suppliciées. Le photographe a tout préparé pour que l’illusion soit parfaite, devant un fond de couleur grise : un pied de lampe en guise de pilori, un tabouret, et des mètres de cordes. Bienvenue dans le studio de Jean Ranobrac.
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Konbini ⎟ Salut, Jean ! Pour commencer, décris-nous ton studio !
Jean Ranobrac ⎟ Je viens juste de déménager. Il y a quatre jours, j’étais de l’autre côté de ce mur. Donc là, on est dans mon salon, j’ai vingt mètres carrés de surface utile pour shooter. Ça manque un petit peu de plafond pour faire des lumières en douche. Mais c’est plutôt stylé et confortable de shooter chez soi.
J’ai commencé chez moi dans ma chambre avec un vieux drap et un projecteur Bricorama, et petit à petit je me suis équipé. La contrainte de mon espace m’a pas mal poussé à faire semblant, et c’est là que la retouche entre en compte. J’ai rencontré d’autres photographes qui ne veulent pas trop retoucher derrière. Moi je prends la photo pour que ce soit plus simple derrière à retoucher.
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Si tu devais définir ton studio en trois mots, ce serait lesquels ?
Modulable, efficace et disponible. C’est un choix économique aussi, de faire mon studio chez moi, parce que ça m’évite d’en louer un tous les deux jours.
Je vois sur ton ordinateur que tu as préparé des inspirations de décors, de mise en scène sur Midjourney, avant de prendre tes photos. Tu procèdes toujours comme ça ?
J’ai appris avec l’expérience que quand t’as tous les éléments au début, c’est mieux, car ça permet d’aller plus vite là où on veut. Avec Nicky Doll, sur la saison 2 de Drag Race France, j’arrivais le matin pendant le tournage de l’émission, elle me montrait la robe qu’elle allait porter et j’avais très peu de temps pour imaginer quelque chose. J’avais quelques images de références, de lumières, des trucs un peu fun et je n’avais que quatre minutes pour shooter Nicky. Là, pour Paloma, Moon et Lula Strega, qui sont toutes un peu sorcières, j’ai pensé à Salem, au bûcher, j’ai testé plusieurs configurations et types de lumières.
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Depuis combien de temps tu prends en photo le monde du drag ?
Je côtoie les drags depuis huit ans. J’avais rencontré une drag-queen et je ne comprenais pas du tout ce que c’était. J’avais plein de choses à déconstruire, plein de préjugés, donc j’ai demandé qu’on m’explique. La photo, ça a toujours été pour moi un moyen de faire du lien, passer des moments avec les gens, c’est ce qui est le plus important pour moi.
Dans quel état est ton studio à la fin des shootings ? Il reste des marques du chaos ?
À chaque fois, à la fin, il y a plein de trucs par terre : des sequins, des plumes, des cheveux de perruques, des faux ongles…
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Tes murs sont vides, mais je vois tout de même qu’il y a un seul cadre posé ici, à côté de ton bureau. Tu peux nous en parler ?
C’est la couverture de mon livre Icônes drag. En fait, cette photo est hyper importante pour moi. J’ai souvent été dans le sillage des créations des autres. Là, aujourd’hui par exemple, le thème, c’est les sorcières, et c’est l’idée de Paloma. Alors que là, sur cette image, c’est Kam Hugh qui m’a proposé de faire un shoot avec Raphaël Say et qui m’a laissé le champ libre.
Ça faisait quelques années que j’étais un exécutant [surtout dans la mode, ndlr], donc là je pouvais faire ce que je voulais. On a fait la Pietà de Michel-Ange et c’est moi qui ai géré la DA… Et c’est pas souvent que ça arrive donc c’était cool. Symboliquement, Raphaël, ça faisait des années que je voulais shooter avec lui. Cette image, je l’ai tous les jours devant les yeux et je ne m’en lasse pas. Je trouve ça assez représentatif de tout ce que peut être le drag. On voit pas nécessairement que c’est une drag-queen, mais je pense qu’on se rend compte que ce n’est pas une femme. Et il y a un côté christique et symétrique que j’aime beaucoup.
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Quand tu crées ou que tu cherches l’inspiration, est-ce qu’il y a un objet sur lequel tes yeux se posent toujours ?
C’est mon écran d’ordinateur. Je vois les artistes qui ont mille outils ou textures, moi tout est condensé dans un serveur. Ma vie est assez virtuelle. Mais j’aime bien l’idée que je peux éteindre, et que tout s’arrête. Et le reste autour de moi, dans le studio, est sobre, minimaliste.
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Est-ce qu’il y a un objet auquel tu es particulièrement attaché ?
Il y a trois objets dans tout l’appart’. [rires] Mais on peut parler des ongles : c’est un artiste ongulaire qui s’appelle Texto Dallas, c’est un ami qui fait des faux ongles assez ouf. Il en fait souvent pour les drags. Les ongles, je trouve que c’est souvent un entre-deux un peu bâtard, on ne les met pas trop en avant parce que c’est un peu loin du visage, c’est quelque chose qu’on associe moins à l’identité des gens. Mais lui, c’est un artiste incroyable.
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Est-ce qu’il y a un objet dont tu devrais te séparer mais que tu gardes quand même ?
Ah non, aucun, je ne suis pas du tout matérialiste. C’est un peu dur mais ça arrive qu’on veuille me faire un cadeau en m’offrant des plantes. Je dis “oh merci”, et dès qu’ils sont partis, je mets les plantes dans la rue. Autant dans mon studio que dans mes placards, j’aime que ce soit épuré.
Un objet qui est lié à un souvenir particulier ?
Il y a cette cigale, sous cloche. Je suis allé sur l’île du Levant pour la première fois l’été dernier, c’est un endroit naturiste dans le sud de la France. Et ça a bouleversé ma vie. C’est un lieu où il y a plein d’amour, plein de création, plein de liberté. Il y a plein de cigales là-bas, et certaines sont mortes sur le bord des chemins. J’en ai ramassé plein pour un ami qui fait des structures en plumes ou en insectes, et j’en ai gardé une.
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Un objet que tu sauverais des flammes ?
J’ai eu le cas il y a pas longtemps. Il y a l’appartement voisin qui a commencé à prendre feu et on a appelé les pompiers. Et là, je me dis que j’ai quinze minutes pour descendre et que, peut-être, je ne pourrai plus jamais remonter si ça brûle. J’ai été assez pragmatique, j’ai pris mon appareil photo, mon ordi, mes disques durs et mon passeport. Émotionnellement je ne suis pas… je suis très virtuel, quoi.
Concernant ton processus créatif, est-ce que tu écris tes idées quelque part ?
J’ai pas mal de listes d’inspirations différentes, qui se croisent et se recroisent, des petits bouts, des mots. Des fois en soirée, on va me parler d’un artiste, je vais noter son nom quelque part… Et puis après, je sais plus si c’est le titre d’un film, j’oublie le contexte, etc. Avant, j’avais pas mal de dossiers avec des inspirations d’images, des tableaux Pinterest. J’ai des to-do lists aussi, mais je n’ai pas de carnet, tout est sur l’ordi.
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L’idée de ce shooting, trois sorcières sur le bûcher, est donc venue de Paloma ?
Oui, elle m’a envoyé un vocal pour me dire : “Jean, on peut faire un shoot avec des sorcières ?” Ce qui est compliqué avec les drags, c’est qu’elles sont souvent super occupées, donc il faut trouver le moment.
Et ton inspiration, avant qu’elle ne se matérialise sur ton ordinateur, elle vient d’où ?
Je suis vachement dans mes réflexions autour des clichés. Là, par exemple, quand Paloma m’a parlé de sorcières, j’avais déjà des représentations dans la tête, qui viennent de tableaux, de contes, de dessins animés… J’avais un truc assez précis en tête et j’avais du mal à trouver des images qui y ressemblaient, c’était assez frustrant. C’est là que l’intelligence artificielle entre en jeu, comme Midjourney, et c’est assez cool parce qu’on peut donner des instructions précises, “plus de grain” ou “mixe le style de cette photo avec la composition de celle-là”. C’est un outil incroyable.
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Tu as un imaginaire qui emprunte beaucoup au fantastique…
Oui, c’est ce que permet le drag. Avant, je faisais beaucoup de portraits de comédien·ne·s – ça m’arrive encore, de façon sporadique – et c’est plus un travail sur l’identité : on ne va pas toucher au moindre grain de beauté. Alors qu’une drag, tu peux la mettre où tu veux, tu peux sortir du “respectable”, et c’est OK. Les drags nous permettent de partir dans le fantasque ou l’imaginaire. On pourrait faire des photos d’une mannequin et la mettre dans le décor de la fée des Lilas, mais c’est moins intéressant.
T’écoutes quoi quand tu crées et que tu es tout seul ?
J’ai des playlists de classique et d’opéra. La musique des Sims aussi, c’est pas mal pour travailler, ou celle des films du Studio Ghibli. Mais il y a aussi toute une partie technique de mon travail, les détourages, les retouches, qui est assez mécanique. Mais il y a aussi tout un moment de recherche d’iconographie, de trouver des éléments, et là, le silence, c’est bien.
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Ton outfit de création au quotidien ?
J’adore les costumes. Je mets des costumes de couleurs juste pour aller acheter du pain. J’en ai au moins 25 ! Je trouve qu’ils sont classes, extravagants, sans être provocants. Ça a aussi un côté empouvoirant de se dire “fuck, je sors comme je veux !”.
Des livres d’art à nous conseiller ?
Je n’ai pratiquement pas de livre ici, mais j’ai toute la panoplie des livres autour du drag : Reines : l’art du drag à la française de Nicky Doll, Drag : un art queer qui agite le monde d’Apolline Bazin, L’Art du drag de Patsy Monsoon, Dissection de Nathan Selighini.
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Pour voir le résultat de ce shooting brûlant, ça se passe ici.