Juste la fin du monde est mon film préféré de Xavier Dolan. Probablement grâce à ce scénario qui, sans vraiment rien dire, prend vos tripes, les remue, pour mieux vous les jeter en plein visage à la fin d’une course familiale inattendue, à la fois lointaine et proche de vous. Probablement aussi grâce à la sublime photographie d’André Turpin, à ces plans tout en langueur qui laissent passer les non-dits, et un casting intégralement français et impeccable – une première dans la carrière du cinéaste québécois.
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Probablement, et surtout, parce que Gaspard Ulliel est à la tête de cette aventure, lui qui est la voix de Louis, ce personnage, écrivain réputé mais un illustre inconnu pour sa famille, qui ne reçoit de lui que des cartes d’anniversaire. Après 12 années d’absence, cette famille, composée d’Antoine, son grand frère impétueux (Vincent Cassel), une petite sœur réservée (Léa Seydoux), la femme d’Antoine (Marion Cotillard) et une mère envahissante (Nathalie Baye), va lui tomber dessus.
S’ils ne saisissent guère la raison de son retour, le spectateur est tout de suite dans la confidence, dès les premières minutes du long-métrage : Louis vient annoncer sa mort prochaine. Et nos yeux sont alors braqués autant sur ses proches, dont on sent qu’ils sont aux limites de la compréhension, que sur Gaspard Ulliel, dont on attend qu’il s’ouvre, parle, évoque enfin, librement, son destin funeste.
Pendant 90 minutes, Gaspard Ulliel est donc le miroir qu’on tend à la salle, on est ses yeux qui scannent cette maison qu’il n’a pas vue depuis longtemps, ce murmure qui tente de faire conversation, cette main qui vient au visage pour lisser une réflexion, ces souvenirs dont il nous permet d’être les témoins, pour mieux reconstituer son identité.
La mise en scène est en suspension lorsque Louis embrasse son frère, lorsqu’il y a cet échange de regard avec Marion Cotillard, lorsqu’il sent le parfum de sa mère, lorsqu’il regarde sa sœur en train de fumer dans sa chambre. Alors que lui essaie de trouver le moment de leur avouer, le voilà confronté à une famille qui lui est étrangère, qui a vieilli sans lui, et dont il a peur. Il ne daigne poser aucune question, écoute sans presque rien répondre, est face à des personnes qui lui reprochent de ne rien savoir quand eux ne s’intéressent pas vraiment à sa personne et lui posent des questions sans intérêt, alors que le coucou de l’horloge, toujours en arrière-plan, continue sa course.
Juste la fin du monde respire Gaspard Ulliel tant il est son pouls. Un pouls d’une force tranquille, qui (re)découvre les dissonances d’une famille, pour mieux exprimer la sienne, s’infiltrer dans un interstice, alors qu’autour de lui son grand frère, sa mère et sa sœur essaient de parler plus fort les uns que les autres, sans jamais avoir vraiment l’intention de dire quoi que ce soit de tangible.
Pour eux, tout est dans la colère, la réaction, la frustration, l’incompréhension. Pour Gaspard Ulliel, tout est dans la rétention, des informations comme des émotions. Un tour de force qui lui vaudra un César en 2017.
Après 1 heure et 38 minutes, on se dit à quel point ce rôle était parfait pour Gaspard Ulliel. Un acteur comportant “une douceur étincelante” comme l’a souligné Xavier Dolan, quelques heures après l’annonce de sa disparition.
On sait aussi désormais à quel point Gaspard Ulliel, à travers Juste la fin du monde, était le réceptacle idéal de cette histoire. Son visage, son parler en murmures, ses silences, sont devenus un terrain de jeux pour le spectateur, à travers ce beau film. “Ça ne sera pas assez”, lui annonce sa petite sœur Suzanne. Et pourtant, il y avait un monde, là, devant nous, sur ce visage qui disait tout.
Article écrit le 21 janvier 2022, mis à jour le 19 janvier 2024