Au milieu des années 1990, Cypress Hill est déjà un groupe très populaire du rap américain. Ses deux premiers albums Cypress Hill (1991) et Black Sunday (1993) sont devenus disques de platine avec leurs histoires de gang, leurs influences latines et leurs rythmiques enjouées comme sur “Insane in The Brain”, véritable hymne du groupe. Si le groupe est alors tentaculaire, il est surtout dirigé par les rappeurs B-Real et Sen Dog, ainsi que leur producteur DJ Muggs. Après une tournée dantesque, avec une énergie qui plaît beaucoup à d’autres cercles musicaux comme le metal et le hardcore, Cypress Hill se penche sur un troisième album, III: Temples of Boom.
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Et ils vont prendre tout le monde à contre-pied.
© Cypress Hill – Sen Dog, B-Real & DJ Muggs
Un album sombre, violent et effrayant
III: Temples of Boom est à la fois l’album le plus effrayant, le plus halluciné, le plus lent et le plus personnel du groupe. B-Real y retrouve une place prépondérante au microphone, avec sa voix haute et nasillarde aidée par un flow découpé au hachoir, pour aborder des histoires de plus en plus dures et violentes.
En émane aussi une plus grande spiritualité avec de nombreuses références au bouddhisme, à l’isolement et à la réflexion… souvent juste avant de déclarer la guerre. Sen Dog apparaît sur quelques morceaux, rappant entièrement en espagnol sur “Killa Hill Niggas” avec le Wu-Tang (RZA et U-God), mais il se détache peu à peu du groupe pour finalement s’orienter sur d’autres projets.
Et ce sont surtout les productions de DJ Muggs qui vont prendre une autre ampleur, emportant l’ensemble de l’album dans des salles sombres enfumées à l’opium, où notre imaginaire passe son temps à chasser le dragon. Epaulé par son jeune protégé encore inconnu The Alchemist, Muggs transpose ainsi la nouvelle quête de sens du groupe, entre violence et spiritualité, l’équilibre du moine guerrier.
C’est d’ailleurs sur cet album que Muggs va commencer ses connexions avec le Wu-Tang, notamment RZA et Genius puis Mobb Deep et leurs amis qui deviendront très proches d’Alchemist par la suite. La production de Muggs et Alchemist sur Temples of Boom est clairement charnière dans la rencontre des univers sombres et morbides de la côte Ouest et la côte Est.
Ce mélange des styles est prépondérant sur l’excellent “Stoned Raiders” et ses chants fantomatiques, mais aussi sur le lancinant “Illusions”, où Muggs introduit de la cithare indienne tout en ralentissant le tempo, offrant un terrain de possibilités énorme pour B-Real afin de parler de troubles psychiques et post-traumatiques.
Le clip fait des références à la scène d’ouverture incroyable d’Apocalypse Now, créant des ponts entre la guerre de Vietnam et la condition des projects de Los Angeles, et continuant par la même occasion le lien indefectible entre Cypress Hill et le cinéma. Dans l’album, on retrouve aussi des clins d’œil à L’Exorciste ou à Pulp Fiction, toujours des films autour de l’horreur ou la violence.
S’enfoncer dans III: Temples of Boom, c’est comme plonger dans les entrailles noircies d’un donjon peuplé de ses plus grandes peurs et angoisses de manière très graphique. Toute l’ambiance de l’album tend dans cette direction.
L’autre extrait devenu clip de l’album va créer des remous sur toute la côte Ouest et dans le monde du rap. “Throw Your Set in the Air” est une sorte de version étouffée et claustrophobe de “How I Could Just Kill a Man”. Il parle de la culture de gang de façon ouverte et décomplexée, le titre du morceau correspondant aux signes de mains que les gangs font entre eux pour se reconnaître. B-Real et Sen Dog sont tous les deux membres des Neighborhood Family, une section des Bloods.
Et c’est justement ce titre et ce refrain qui vont faire polémique. B-Real et DJ Muggs disent en avoir fait écouter une maquette au début de l’année 1995 à Ice Cube, un rappeur dont ils sont proches. Et quand Ice Cube sort le premier extrait de la BO de son film Friday en avril 1995, le refrain est très très proche : “Throw your Neighborhood in the air like you just don’t care.”
Les membres Cypress Hill sont très énervés et consacrent un morceau au vitriol à leur ancien ami du rap : “No Rest for the Wicked”.
S’en suit alors l’un des combats les plus durs du rap californien, Ice Cube répondant avec “King of the Hill” et son groupe Westside Connection en 1996, entouré de WC et Mack 10 à ses côtés. Cette guerre intestine nourrit aussi le feu de l’album de Cypress Hill, transpirant la trahison, la vengeance et la déception amère.
@ Cypress Hill – Ice Cube et B-Real ensemble avant leur beef.
III: Temples of Boom marque un véritable tournant dans la carrière de Cypress Hill. Plus fouillé, moins direct et spontané, cet album offre une facette extrêmement sombre du groupe, nourrie de rancœur tenace, de violence quotidienne et de mélancolie face au succès.
Même la pochette offre une vision très pessimiste du rap des années 1990, torturée et morbide. Et l’album sort le jour d’Halloween en 1995. Loin de la promotion de la marijuana pour laquelle ils sont connus (“Hits from the Bong”, “I Wanna Get High” ou “I Love You Mary Jane”), le groupe se livre davantage sur ses travers et son public découvre des facettes moins évidentes de leur personnalité.
Finalement, III: Temples of Boom devient disque de platine comme les deux premiers disques de Cypress Hill. Ce résultat hors norme prouve encore que la communauté totalement à part qui suit le groupe devient de plus en plus détachée du reste du mouvement rap, prêt à s’adapter à une musique plus lente, méandreuse et exigeante.
Cette ferveur des fans rend Cypress Hill de plus en plus atypique et culte dans le paysage musical des années 1990.