Au cours du Festival de Cannes, Konbini vous fait part de ses coups de cœur.
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Titane, c’est quoi ?
Tous ceux qui ont vu Grave en salles s’en souviennent. Que ce soit la réaction du public, une sensation d’oppression ou la sensation étrange de vertige en quittant la salle obscure. Quel que soit le sentiment au sortir de la salle, on ne pouvait s’empêcher en 2016 de voir en Grave un film important, un tournant pour le cinéma de genre made in France, et la naissance d’une potentielle grande réalisatrice, Julia Ducournau.
Cette semaine, Titane, son deuxième film, était enfin présenté au Festival de Cannes, la veille de sa diffusion dans toutes les salles de France. On y suit Alexia, une jeune femme qui a eu un accident plus jeune nécessitant de lui installer une plaque en titane sur le crâne. Adulte, cette dernière est désormais danseuse dans des salons de tunning. Avec des parents qu’on ressent aux abonnés absents et une soif de colère permanente, Alexia semble perdue, en quête d’identité. Un comportement qui l’amènera à rencontrer Vincent (Vincent Lindon, transformé en pompier testostéroné pour les besoins du film), un pompier qui n’entend pas vieillir et qui a de sacrés problèmes personnels à régler — une femme partie, le deuil d’un fils disparu, pour ne citer que ça. Deux êtres qui se retrouvent pour combler leurs vides respectifs, en somme.
En 1 heure et 48 minutes, il en résulte de la violence, beaucoup de violence. Une forme de gore qu’on ressent au fond des tripes, accrochée à une intimité qu’on ressent dans nos oreilles, à coups de décharges sonores impressionnantes. De l’humour, vous en trouverez un peu. Ça retourne l’estomac, pas tant pour l’aspect objectivement crade du film que par les relations entre les personnages, malsaines au possible.
Pourquoi c’est bien ?
Le sujet de fond de Titane est presque inédit dans l’histoire du cinéma. Et rien que ça suffit à nous scotcher. À commencer par ce personnage principal, qui est pour la grande partie du film, mutique. On disait après avoir vu Grave que Ducournau était une cinéaste du corps, Titane en est la nouvelle preuve. Tout se passe dans les gestes, les regards, les respirations, et assez peu dans les dialogues. Que ce soit dans ses relations avec son père, ou avec Vincent, ou avec n’importe quel personnage au final, la mise en scène s’amuse avec beaucoup d’intelligence de ces non-dialogues.
Plus que le simple corps, la réalisatrice est une cinéaste des corps abîmés, de la peau déchirée. Rarement a-t-on vu l’épiderme si bien représenté à l’écran, si bien capturé. Biberonnée au cinéma de Cronenberg qui s’est déjà fait une spécialité de mettre à mal l’enveloppe corporelle de ses protagonistes, Ducournau se détache de cette inspiration évidente et se trouve une patte : ce qui l’intéresse, c’est de voir le corps changeant et mutilé et la beauté qui peut se cacher derrière une crise d’identité psychologique qui a des conséquences physiques. Elle en viendrait à presque vouloir filmer les carcasses métalliques des bolides comme des enveloppes charnelles, comme une véritable entité organique. Mais son centre d’intérêt demeure son personnage principal.
La première scène, un plan-séquence impressionnant, va hypersexualiser Alexia. Tout est trop évident, stéréotypé, érotisé. Disons-le : Alexia fait l’amour au capot de sa voiture. Une “iconisation” sexuelle qui détonne et désarme, que l’on pourrait trouver fortuite au départ. Mais toute l’évolution du personnage sert justement à casser cette image, ce vieux cliché dégueulasse de la femme objet.
Ducournau s’amuse à transformer son actrice, à piocher dans l’androgynie qu’elle dégage, à l’enlaidir aussi facilement qu’elle peut l’embellir. Plus encore, ces modifications sont du fait du personnage. C’est elle qui choisit et qui s’est créé cette identité protéiforme, étant la femme la plus sexy de la terre quand elle le veut, ressemblant à un homme blessé de façon crédible quand elle le veut. Évidemment, tout le sous-texte sur la notion de genre est d’une fluidité déconcertante. Plus qu’un film sur les corps abîmés, Titane raconte ces corps modifiés par l’identité. Et c’est ce qui rend le film plus fort.
Cela passe également par tout ce qui entoure ce script, comprendre une photo qui accentue son propos en donnant de la texture à l’épiderme, une lumière qui transforme là aussi les formes, et une mise en scène tournée autour de ce propos précis. Rarement a-t-on vu un cinéaste francophone usant de tous ces outils pour accentuer un propos comme celui-ci de la sorte. Plus encore, la réalisatrice prouve que l’on peut filmer les femmes différemment, qu’elles soient belles ou laides. De nous glisser dans la peau d’un personnage dégueulasse, de s’identifier à elle et de ressentir, grâce au travail de la caméra et d’un son particulièrement immersif, ce que subit Alexia.
Même le personnage de Vincent va questionner cet aspect-là. Homme viril, musclé, qui se prend des seringues de stéroïdes et qui refuse de vieillir. Pompier qui vit dans une bro culture évidente d’une caserne testostéronée à 100 %. Le cliché de la figure du mâle, qui va être confronté à tout ce questionnement, qui va devoir affronter ses propres démons pour dépasser le simple fait d’être un homme brisé et endeuillé, qui va subir les changements d’Alexia et évoluer à son tour sur toutes ces questions-là.
Nous voilà face à un body horror de la meilleure espèce, qui plus est présenté à Cannes. Et rien que cette constatation invite à découvrir cet objet cinématographique français vraiment pas comme les autres.
On retient quoi ?
L’actrice qui tire son épingle du jeu : Agathe Rousselle, révélation absolue
La principale qualité : La lumière narrative du film
Le principal défaut : Un propos qui va en déconcerter plus d’un
Un film que vous aimerez si vous avez aimé : Grave de Julia Ducournau, bien sûr, et Crash de David Cronenberg et/ou Christine de John Carpenter. C’est caricatural car bien plus complet que ça, mais en même temps, le film est original
Ça aurait pu s’appeler : De rouille et de cambouis
La quote pour résumer le film : “Un film qui retourne le ventre”