Au cours du Festival de Cannes, Konbini vous fait part de ses coups de cœur.
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Red Rocket, c’est quoi ?
En 2015, Sean Baker avait fait parler de lui au festival de Deauville avec Tangerine, un film tourné à l’iPhone 5 (!) centré sur deux prostituées transgenres qu’il avait repérées sur Vine. Deux ans plus tard, il présentait à la Quinzaine des réalisateurs de Cannes le très beau (et oscarisé) The Florida Project, où l’on trouvait aux côtés de Willem Dafoe des actrices dégotées sur Instagram.
Baker a un goût pour les castings non professionnels et le réalisme quasi documentaire. Il était donc évident qu’il prendrait, s’il voulait aborder le monde du porno, quelqu’un issu de cette industrie. Et c’est le cas ici pour son nouveau film, Red Rocket, présenté à Cannes en compétition officielle, où l’on retrouve un certain Simon Rex. Un homme que l’on connaît en France notamment pour son rôle de débilos dans Scary Movie 3, 4 et 5 (c’est lui qui incarne le faux Eminem dans le troisième volet), mais qui s’était d’abord fait un nom dans le monde du porno gay au début de sa carrière.
Simon Rex est dès lors l’homme idéal pour incarner à l’écran Mikey Saber, un acteur porno déchu, manipulateur, égoïste, immature et égocentrique, obligé de quitter les paillettes de Hollywood et de retourner là d’où il vient, Texas City. Obligé de demander à son ex, elle aussi actrice déchue de films pour adultes, de l’héberger sur le canapé de sa mère. Obligé de vendre de la beuh pour avoir de quoi vivre. Obligé de faire semblant de sympathiser avec son voisin pour avoir une voiture et mener ses affaires. Obligé de réfléchir à un plan pour revenir aux sommets.
Ce plan, il le trouvera avec la jeune serveuse d’un magasin de donuts, Strawberry. Cette dernière, qui n’a pas encore 18 ans, va voir en Mikey l’homme qui lui mettra des étoiles dans les yeux. Et lui, en elle, sa porte de sortie.
Pourquoi c’est bien ?
Plusieurs thèmes sont désormais récurrents dans la filmographie de cet auteur : parler des laissés-pour-compte, d’une forme d’Amérique profonde qu’on ne voit que trop peu à l’écran, des travailleurs du sexe. En prenant donc beaucoup de “first timers”, c’est-à-dire des acteurs et actrices n’ayant jamais joué dans un film, et en tournant dans des décors réels, souvent très colorés.
Red Rocket va plus loin. Là où ses précédents longs-métrages essayaient de rendre justice à une certaine réalité, et de nous faire prendre en pitié (dans le meilleur sens du terme possible) une frange de la société, le nouveau film de Sean Baker propose autre chose. Le protagoniste est un profond connard et, quoi qu’il se passe, on ne peut s’empêcher de le détester et de rire de certaines situations malgré et contre lui.
C’est étrangement son film le plus drôle qui se retrouve être le plus dramatique. Mikey est un pervers narcissique, persuadé qu’il a toujours raison et que s’il en est là ce n’est que de la faute des autres. Il est prêt à sacrifier tout et n’importe quoi pour sa propre petite gloire. Son “ami” voisin qui le conduit sera le premier à se faire éjecter au moindre problème. Il fait croire à son ex qu’il l’aime à nouveau juste pour ne pas dormir à la rue. Il vend du rêve à une gamine (qui pour rappel a 17 ans, histoire de bien avoir le glauque de la chose en tête) pour servir son propre rêve à la noix. Et pourtant.
Il est difficile de centrer un récit sur un méchant, et ce n’est pas vraiment le cas de Mikey. Aussi crapuleux, crade, baratineur et horrible que puisse être le personnage, la subtilité du récit permet que le goût amer de cette histoire ne prenne jamais le dessus.
L’intelligence de l’écriture de Baker lui épargne d’avoir à user de gros sabots comme Hollywood sait si bien le faire, en vous montrant carte sur table et sans nuance ce que pense un personnage. Ici tout est flou, subtil, malin. Le réalisateur sait user de l’humour pour détendre la chose, sans jamais rendre Mikey sympathique pour autant. La manipulation opère au long cours. Les mésactions de Mikey ne sont pas aussi évidentes que ça, quand bien même certaines le semblent plus que d’autres.
La remontée et la redescente de ce loser pas si magnifique auraient pu être beaucoup plus brutales. Elles ne le sont pas, et c’est là que réside la grandeur du film. Car jamais, dans la vie réelle, on ne voit un grand méchant clamer qu’il est un grand méchant. Les intéressés s’en défendent toujours. La comparaison, encore une fois assez légère (deux courts extraits vidéo de passages télé en fond), avec un Donald Trump qui refuserait l’échec électoral et mettrait la faute sur les autres, est parfaite pour illustrer le comportement de Mikey.
Et comment mieux parler de l’Amérique qu’avec une figure trumpesque détestable mais loin d’être caricaturale ? C’est là tout le talent de Baker : savoir conter son époque et son pays, avec intelligence et une pointe de jugement mais jamais sans respect. De montrer les paysages urbains des villes reculées. De montrer de vraies tronches, en faisant des castings sauvages dans la rue et en repérant les gens en dehors des canaux habituels du septième art. De montrer l’envers du décor peu radieux de l’industrie du porno, et des carrières compliquées à y construire, surtout passé un certain âge. Sans jamais tomber dans le pur documentaire.
Tout, de la mise en scène épurée à cette photo d’une beauté folle en passant par des couleurs sublimes et une superbe B.O. (difficile de ne pas apprécier le choix de N Sync pour illustrer musicalement cette “big dick energy”), va dans le sens de ce que raconte Baker : l’Amérique actuelle, en évoquant des sujets sociétaux de fond mais en se concentrant avant tout sur des personnages et de véritables tranches de vie. Une leçon de cinéma, en somme.
On retient quoi ?
L’acteur qui tire son épingle du jeu : Simon Rex, implacable en sombre connard qui ne navigue qu’avec son engin en tête.
La principale qualité : Le propos du film, d’une justesse folle et déconcertante.
Le principal défaut :
Un film que vous aimerez si vous avez aimé : Lolita de Stanley Kubrick, Midnight Cowboy de John Schlesinger, Boogie Nights de Paul Thomas Anderson, et d’une certaine manière, oui, Uncut Gems des frères Safdie. Que des grands films, quoi.
Ça aurait pu s’appeler : Bye Bye Bye
La quote pour résumer le film : “Sean Baker raconte l’Amérique définitivement mieux que personne”.