Depuis quinze ans, on reçoit des artistes et personnalités mondialement connu·e·s de la pop culture, mais on a aussi à cœur de spotter les talents émergents dont les médias ne parlent pas encore.
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En 2024, après une première édition des Talents of tomorrow, on repart en quête de la relève. La rédaction de Konbini vous propose une série de portraits sur les étoiles de demain, qui vont exploser cette année. Des personnalités jeunes et francophones qu’on vous invite à suivre et soutenir dès maintenant.
Dünya Boukhers dans son atelier. (© @worldwidezem/Konbini)
Portrait. Dünya Boukhers a fait davantage que trouver sa place, elle se l’est créée. Cette affirmation de soi est en partie passée par sa façon de se présenter au monde, notamment grâce à son sens du style. Cette volonté est loin d’être superficielle : elle est engagée, ouverte, inclusive et elle puise sa source dans l’histoire familiale de la jeune femme, aux origines turque et algérienne, dont la grand-mère maternelle est arrivée d’Alger à Paris, dans les années 1960 :
“Lorsqu’elle est arrivée en France, en pleine guerre d’Algérie, ma grand-mère n’a pas du tout été reçue de la même façon que ses autres potes rebeus ‘grâce’ à sa façon de parler et de s’habiller. Dans beaucoup de familles algériennes citadines, notamment à Alger, la France avait imposé son code vestimentaire. Pour s’intégrer, là-bas et ici, ma grand-mère faisait de son mieux. Ce sont des choses qu’elle n’a pas conscientisées, mais que j’ai fini par comprendre et analyser. Je ne l’ai jamais vue habillée en djellaba par exemple, même au bled. Et c’est super drôle de penser qu’elle a renié un truc toute sa vie pour qu’au final, sa petite-fille finisse par adorer tout ce qu’elle a détesté.”
Dünya Boukhers dans son atelier. (© @worldwidezem/Konbini)
“Le vêtement, c’est une échappatoire”
Soixante ans plus tard, Dünya Boukhers va “taffer en talons/djellaba” et crée des pièces inspirées de ses origines, des absences et des silences qui l’ont marquée. Vers ses 12 ans, elle subit une “cassure de dix ans” pendant laquelle elle ne peut se rendre en Algérie : “Être bloquée en France, contrairement à pas mal de mes potes rebeus qui continuaient d’avoir un lien avec leur culture, a développé chez moi une vraie curiosité concernant tout ce qui n’appartenait pas à l’Occident.” Depuis, elle a à cœur de créer des vêtements aux inspirations variées, qui s’adressent à quiconque veut sortir du lot, qu’importe son âge, ses origines, sa confession, la façon dont elle se couvre (ou pas).
Cela fait longtemps que Dünya Boukhers a choisi les vêtements et un “style extravagant” comme des façons de se “démarquer des autres”. La tradition semble ancrée dans son sang : “J’ai grandi avec l’idée du vêtement comme vecteur social et c’est ce qui m’intéressait quand j’ai monté ma marque : comment je pouvais être perçue socialement en tant que jeune femme arabe par rapport à la manière dont j’étais habillée, comment je pouvais parler aux autres. C’est une échappatoire, le vêtement, clairement.” À 12 ans, elle commence à aller en fripes, à une époque où elle est la “seule rebeue du groupe” : “J’avais envie d’être comme mes potes blancs mais je n’étais pas comme eux, il fallait que je trouve mon propre langage.”
Dünya Boukhers dans son atelier. (© @worldwidezem/Konbini)
“Ils n’acceptaient pas le fait que je ne sois pas dans le moule”
L’amour de la sape grandit tant et tant durant son adolescence qu’elle décide d’intégrer un bac pro couture où elle a hélas “du mal” à trouver sa place : “Dès mon arrivée, je savais ce que je voulais faire : créer et designer, mais là-bas, ce qu’on nous apprenait, c’était à devenir des petites mains sans plus-value. La prof se retournait au tableau et moi, je travaillais sur mes trucs en scred donc j’ai fini par me faire tej. Ils n’acceptaient pas le fait que je ne sois pas dans le moule. Je n’avais aucun problème de comportement, j’étais juste différente, je voulais faire mes trucs. J’avais 18 ans, dans ma famille, c’était très compliqué et j’ai trouvé leur décision hyper-lâche. C’était violent à vivre, heureusement que j’étais forte, parce que ça peut briser des rêves.”
Tant pis pour le bac pro, Dünya Boukhers est bien décidée à créer les représentations qui lui ont manqué plus jeune, à l’époque où elle dévorait la presse féminine. Pour donner corps au prolongement d’elle-même – sa marque, Isisdünya –, elle part pour “un voyage déclencheur” au Liban, un pays qui l’a toujours fascinée pour son multiculturalisme : “J’avais vu une exposition à l’Institut du monde arabe qui m’avait fascinée, surtout par rapport au fait que chrétien·ne·s et musulman·e·s vivent ensemble. Les femmes avaient l’air d’avoir beaucoup plus de liberté que dans certains autres pays. Je devais y aller pour les funérailles d’un pote et je me suis dit que j’allais y emménager.”
Dünya Boukhers dans son atelier. (© @worldwidezem/Konbini)
“Je partais dans une quête de moi”
Dünya Boukhers part avec ses patrons dans l’idée de “les refaire sur place” : “J’arrive à Beyrouth, je parle trois mots d’arabe à peine donc je mets Google Translate et je pars à la rencontre de couturier·ère·s dans le quartier de Bourj Hammoud – qui est devenu le nom de ma première collection.” Le voyage est initiatique : “À ce moment-là, je voulais me rapprocher de mes origines, de cette culture du Moyen-Orient qui m’a toujours fascinée et ne m’a pas été transmise du côté de mon père. Je partais dans une quête de moi, de mon bien-être.”
La marque Isisdünya se pare lors de ce voyage des attributs qui ne la quitteront plus : spontanéité, individualité, authenticité. La designer textile développe ses premières pièces et “caste des meufs dans la rue de façon spontanée” : “Je choisis des meufs hyper-différentes, avec la volonté de montrer une mode différente. Je créais tout avec des tissus traditionnels : j’avais chopé des rideaux et j’en faisais des ensembles avec des formes plus modernes. À ce moment-là, j’avais déjà le seum de toutes ces marques qui faisaient de l’appropriation culturelle, je voulais déjà faire la révolution”, rit Dünya Boukhers plus de cinq ans plus tard, au milieu de son atelier où s’empilent ses créations.
Dünya Boukhers dans son atelier. (© @worldwidezem/Konbini)
“C’est vraiment un plaisir de rendre les gens beaux. Ça procure de la dopamine de rendre les meufs fraîches”
Pendant le confinement de 2020, la designer parfait sa couture. Elle expérimente et assoit cette fois-ci les caractéristiques visuelles de ses pièces : la couture vert néon qui court le long des vêtements car c’est “la couleur préférée de ma mère, de la paix dans l’Islam, de la nature” ; le patchwork car ça va avec “l’idée de ne rien jeter, jamais, et de ne pas gâcher” ; et le stretch car “je pense que ça, ça vient de ma morphologie, du fait d’avoir des formes et de pas avoir souvent trouvé des trucs qui me saillaient”. La matière extensible lui permet de “s’amuser, tirer, faire des moulages et imaginer les pièces à l’œil, comme de l’architecture humaine”. Si les idées et les inspirations fluctuent, l’idée principale de “sublimer” sa clientèle ne bouge pas : “C’est ce que je kiffe le plus dans mon taf. C’est vraiment un plaisir de rendre les gens beaux. Ça procure de la dopamine de rendre les meufs fraîches.”
“Parfois, je ne sais pas comment je fais pour continuer”
Cette dopamine, Dünya Boukhers la retrouve dans son processus créatif et artistique : “Depuis que j’ai monté Isisdünya, je me guéris officiellement. Le fait de pouvoir créer tous les jours, c’est un antidépresseur que je me donne à moi-même.” Ce sont des belles paroles qui ne font pas oublier les difficultés inhérentes à l’entrepreneuriat artistique : “J’ai investi beaucoup de moyens là-dedans, mais c’est que moi, de la débrouille. […] Parfois, je ne sais pas comment je fais pour continuer. Je n’ai pas envie de te dire que je veux tout lâcher parce que ce serait injuste vis-à-vis de la moi d’avant de dire ça, donc je ne m’autorise pas à le dire. De toute façon, je n’aime pas la défaite.”
À travers ses créations, sa présence sur les réseaux sociaux ou les événements qu’elle orchestre plusieurs fois par an (à l’instar du Kif Kif Market), Dünya Boukhers prouve que la mode peut – et doit – être engagée, politique et révolutionnaire. Qu’il s’agisse de refuser la fast fashion, d’embrasser l’upcycling, d’affirmer sa personnalité ou de créer des représentations pour les personnes marginalisées et silenciées, Isisdünya donne plus que des vêtements : elle offre de l’inspiration.
Les recos de Dünya Boukhers :
- Un livre : Alamut de Vladimir Bartol.
- Un film : La Cité interdite (2007) de Zhang Yimou.
- Un album : Mauvais œil, de Lunatic.
- Un designer : Jean Paul Gaultier (mention spéciale pour son défilé Printemps/Été 1994).
- Un salon de coiffure : Santa Maria Juana.
Vous pouvez suivre la marque Isisdünya de Dünya Boukhers sur Instagram.